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“Pour que l’Ukraine survive…” : l’appel de deux diplomates américains à changer de stratégie face à Poutine

Le président russe Vladimir Poutine, au Kremlin, à Moscou, le 25 septembre 2024




On les a taxés de défaitistes et même d’idiots utiles de Moscou. Richard Haass et Charles Kupchan ont défrayé la chronique l’année dernière quand NBC News a révélé les négociations que ces deux diplomates américains chevronnés menaient dans le plus grand secret avec Moscou… Jusqu’à rencontrer le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov à New York, en avril 2023.A Washington, Richard Haass et Charles Kupchan sont des visages connus de la politique étrangère : le premier a été l’assistant spécial de George Bush père en pleine guerre du Golfe, conseiller du secrétaire d’Etat Colin Powell et “coordinateur pour le futur de l’Afghanistan” auprès de George W. Bush. Le second a murmuré à l’oreille de Barack Obama au sein du Conseil national de sécurité entre 2014 et 2017, après avoir officié dans l’administration de Bill Clinton.Depuis des mois, ils appellent en chœur la Maison-Blanche et ses alliés à changer de stratégie vis-à-vis de l’Ukraine, tout en poursuivant le soutien militaire et financier indispensable à la survie de cet Etat agressé par la Russie. “Certains nous voient comme des vendus à la cause de Poutine. En réalité, nous sommes les vrais amis de l’Ukraine”, se défendent ces deux experts, pour qui il est temps d’admettre “l’inconfortable réalité” : l’Ukraine est en train de perdre la bataille. Entretien croisé.L’Express : Comment décririez-vous la situation actuelle de l’Ukraine ?Charles Kupchan : Soyons clairs, elle n’est pas bonne. Le discours que l’on entend aux Etats-Unis et dans de nombreux pays européens est en contradiction avec les réalités du terrain. D’une part, sur le champ de bataille, où la Russie a actuellement l’avantage et continue de gagner du terrain dans le Donbass, en cherchant à atteindre les frontières des oblasts de Louhansk et de Donetsk. D’autre part, sur le plan politique, l’Ukraine est dans une situation précaire, son économie souffre et le président Zelensky vient de procéder à un remaniement gouvernemental massif. La stabilité politique de l’Ukraine ne sera certainement pas éternelle. Enfin, le spectre d’un affaiblissement du soutien occidental à l’Ukraine plane des deux côtés de l’Atlantique. Aux Etats-Unis, républicains et démocrates sont divisés sur ce sujet. En Europe, les récentes élections, notamment en Autriche et en Allemagne, indiquent un soutien croissant à des partis hostiles à l’aide apportée à Kiev.Richard Haass : Rappelons tout de même qu’avant d’arriver dans cette impasse, l’Ukraine a combattu la Russie pendant deux ans et demi. Peu de gens auraient prédit une telle endurance. Mais les tendances qu’évoque Charles sont malheureusement correctes et une grande question demeure quant à l’issue des élections américaines, non seulement la présidentielle, mais aussi le vote pour la Chambre des représentants et le Sénat, qui détermineront le sort du soutien militaire américain à long terme. En dépit de cette mauvaise trajectoire, il n’y a pas vraiment de débat pour formuler une nouvelle stratégie occidentale.C. K. : Je voudrais clarifier une chose : malgré cette situation alarmante, je suis pour un soutien accru à l’Ukraine, afin de lui donner toutes les capacités de se défendre. Simplement, nous devons regarder la réalité en face pour prendre les bonnes décisions.Voulez-vous dire que cette guerre n’est pas gagnable ?R. H. : Les gens parlent à tort et à travers de “victoire”, sans en définir les termes. La question de savoir si la guerre est gagnable dépend de cette définition. Si par “victoire”, on entend que l’Ukraine reprenne les territoires perdus depuis 1991, effectivement cette guerre n’est pas gagnable.Toutefois, il est possible de concevoir des objectifs plus réalisables pour que l’Ukraine survive en tant que pays indépendant et viable. Elle doit garder la possibilité de récupérer son territoire ultérieurement, par d’autres moyens. Cela nécessite un engagement clair des Etats-Unis et des Européens envers Kiev, une assistance militaire et économique, afin de persuader monsieur Poutine qu’il ne peut pas gagner la guerre selon ses termes, qu’il ne pourra pas anéantir l’Ukraine indépendante.C.K. : En outre, nos dirigeants doivent impérativement avoir une conversation honnête avec leurs citoyens. Si nous continuons à utiliser des termes comme “gagner” sans les définir, la plupart des gens penseront que l’Ukraine peut vaincre la Russie. Cela suscitera de fausses attentes et placera nos dirigeants en situation vulnérable. Parce que nous vivons dans des sociétés démocratiques, nous devons être honnêtes avec nos concitoyens et tendre vers un objectif à la fois souhaitable et réalisable.R. H. : Si nous ne le faisons pas, nous servons sur un plateau un argument aux opposants à l’aide à l’Ukraine, qui s’empresseront de dire : “Pourquoi devrions-nous gaspiller de l’argent au nom d’une politique qui ne peut pas réussir ? Alors supprimons l’aide !”Le président tchèque Petr Pavel, ancien général de l’OTAN et fervent supporter de l’Ukraine, a déclaré dans une interview au New York Times : “L’Ukraine doit être réaliste quant à ses objectifs.” Un signe que l’opinion occidentale évolue dans cette direction ?R.H. : Ce que le président tchèque a dit en public correspond à ce que beaucoup d’autres disent en privé. Le problème, c’est qu’il est devenu difficile d’être intellectuellement honnête lorsque l’on parle de cette guerre. Charles et moi-même en avons fait les frais. On nous a traités de défaitistes, de vendus à Moscou… Mais en privé, beaucoup de gens, y compris en Ukraine, sont d’accord avec nous. Je le répète, pour lever toute ambiguïté : il est essentiel que l’Ukraine réussisse et que la Russie échoue à mettre son voisin sous sa coupe.Vous avez tous les deux participé à des efforts de diplomatie parallèle pour engager un dialogue avec Moscou. Vous avez même rencontré le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, en avril 2023. De quoi avez-vous parlé ? Ce canal demeure-t-il ouvert ?C. K. : La rencontre a eu lieu à New York. Nous avons eu une discussion générale sur la guerre de la Russie contre l’Ukraine, en abordant les aspects militaires et diplomatiques du conflit. Je n’ai pas participé à d’autres conversations avec monsieur Lavrov. En revanche, je continue à participer à divers formats dits “Track 2” [NDLR : de diplomatie parallèle] dans lesquels des experts russes (et non des fonctionnaires) sont parfois présents.Le nouveau ministre des Affaires étrangères ukrainien, Andrii Sybiha, aurait échangé en privé avec ses homologues occidentaux sur des solutions de compromis potentielles avec Moscou. Qu’en pensez-vous ?C.K. : Un rééquilibrage semble en cours, on entend désormais parler de diplomatie chez les plus hauts responsables ukrainiens. Après le sommet pour la paix en Ukraine cet été, en Suisse, Volodymyr Zelensky a dit que des “représentants russes” devraient être présents au prochain sommet. Avant l’incursion ukrainienne dans la région russe de Koursk, un dialogue était en cours pour la réouverture de corridors de navigation sur la mer Noire ; une réunion était prévue au Qatar, au cours de laquelle les Ukrainiens et les Russes allaient discuter de l’interdiction des frappes sur les infrastructures civiles. Bref, les Ukrainiens tâtent le terrain diplomatique, mais nous ne sommes qu’aux premiers stades de ce processus.La dure et froide réalité poussera le prochain président des Etats-Unis à chercher une issue diplomatique en Ukraine.Charles KupchanUne chose me paraît évidente : quel que soit le vainqueur des élections américaines, qu’il s’agisse de Kamala Harris ou de Donald Trump, la dure et froide réalité poussera le prochain président américain à chercher une issue diplomatique. Si Trump gagne, l’Ukraine a des raisons de s’inquiéter, car lui et son colistier J.D. Vance ont déclaré qu’ils n’avaient pas l’intention de fournir le type d’aide dont l’Ukraine a besoin. Cela reste toutefois à démontrer. En effet, je ne pense pas que Trump veuille que l’on se souvienne de lui comme du président américain qui a perdu l’Ukraine. Par conséquent, même s’il essayait de négocier une sortie de crise, il serait obligé de continuer à aider l’Ukraine.R.H. : Je crois également qu’en 2025, il y aura de la diplomatie dans l’air. Selon l’issue de la présidentielle américaine, les termes du dialogue différeront : quelles sont les politiques qui doivent être mises en place pour avoir une influence sur le champ de bataille ? Quelles garanties poser en vue d’un accord potentiel ?Vous évoquez la nécessité de définir des objectifs réalisables. Qu’est-ce qu’un objectif réalisable pour les deux parties ?R. H. : D’abord, il faut faire la distinction entre les objectifs à court terme et à long terme, autrement dit entre un cessez-le-feu et la paix. La paix ne sera pas à l’ordre du jour dans un futur proche. Cet objectif est trop ambitieux, car la paix implique un accord final de toutes les parties sur toutes les conditions territoriales et autres. Nous en sommes très loin. La vraie question est plutôt la suivante : les deux parties peuvent-elles accepter un arrangement temporaire, un armistice, un cessez-le-feu… ?Et quelles sont les conditions de cet accord dans lequel ni Kiev ni Moscou ne devront renoncer à leurs objectifs de long terme ? Si l’on parvenait à reporter l’accord sur un statut final pour se concentrer sur des arrangements temporaires, alors oui, je pense qu’il serait possible de définir les contours de ce dialogue. C’est un objectif ambitieux mais pas irréaliste.C.K. : Il me semble que le plus réaliste serait un cessez-le-feu en l’état, de sorte qu’aucune des deux parties n’ait à se retirer ni à céder davantage de territoire. Un gel du conflit. Puis, il faudrait fournir à l’Ukraine l’assistance militaire et économique nécessaire pour se défendre et maintenir sa souveraineté, son indépendance sur le long terme. Cela nécessitera de provisionner une aide pendant une longue période. Evidemment, les Ukrainiens ont toutes les raisons de douter des engagements des Russes. Le meilleur moyen de s’assurer que Poutine ne recommencera pas est de l’en empêcher en fortifiant la ligne de contact et en donnant à Kiev les moyens de se défendre.Cela signifie que l’Ukraine renoncerait à 20 % de son territoire dans l’immédiat… Zelensky a maintes fois rejeté ce scénario. Comment résolvez-vous cette équation ?R.H. : Personne ne devrait demander à l’Ukraine de renoncer à ses revendications à long terme. Tout ce dont nous parlons, c’est d’un arrangement temporaire pour arrêter les combats. Je comprends les arguments contre, ce scénario n’est pas parfait, il vaudrait mieux revenir aux frontières de 1991, avoir une paix équitable. Malheureusement, imaginer une situation idéale ne nous aide pas à avancer, il s’agit plutôt de tendre vers une situation meilleure et réalisable. Poutine comme Zelensky devront “vendre” cet accord à leurs peuples, car aucun des deux n’obtiendra tout ce qu’il veut. Si nous voulons obtenir un cessez-le-feu, arrêter les combats et les tueries, il faut que chaque partie ait quelque chose à offrir à son propre public.C.K. : Il n’empêche qu’en vertu des principes du droit international, toutes les parties devront travailler à la restauration de l’intégrité territoriale de l’Ukraine à la table des négociations. Il faut faire preuve de patience. Il ne s’agit pas de reconnaître le Donbass et la Crimée comme faisant partie de la Russie mais plutôt d’accepter d’être en désaccord pour obtenir une cessation des combats.C’est ce qu’a accepté l’Ukraine en 2014 et nous avons vu les résultats…R.H. : A une différence majeure : cette fois, l’Ukraine continuerait à muscler sa propre défense, ce qu’elle n’a pas fait avant et après 2014. Et l’Occident lui offrirait de vraies garanties de sécurité. S’il y a bien une leçon à tirer de 2014 et 2022, c’est qu’il ne faut pas faire confiance aux Russes. L’Ukraine doit rester forte, tout comme ses alliés. Cet accord s’appuierait sur ces douloureuses leçons de l’Histoire.C.K. : Nous devons faire preuve de créativité pour nous assurer que la nouvelle ligne de front sera plus robuste que celle de 2014. Cela implique une mission de surveillance plus sérieuse, le recul de l’infanterie lourde plus loin de la ligne de démarcation. Par ailleurs, la présence de troupes occidentales sur cette ligne ne me paraît pas inconcevable. Les Polonais, les Estoniens ou les Britanniques souhaiteraient peut-être jouer un rôle de maintien de la paix.Y a-t-il des exemples historiques qui pourraient servir de base à un futur accord entre Russes et Ukrainiens ?R.H. : Je pense d’abord à la péninsule coréenne : un armistice y est en vigueur depuis 1953 entre les deux Corées, mais le “statut final” n’est toujours pas résolu. Le cas de Chypre est également intéressant. Depuis le début des années 1970, il n’y a pas de règlement juridique ni de “paix” à proprement parler, mais les armes se sont tues, les gens vivent leurs vies, vaquent à leurs occupations. Là encore, c’est une situation provisoire, injuste aux yeux de beaucoup, mais mieux que l’alternative, à savoir la guerre. Au Moyen-Orient, il y a également eu, par le passé, des arrangements, des éléments d’ordre sans paix. Je pense que c’est une façon imparfaite mais réaliste d’aborder la résolution des conflits.C.K. : Le modèle finlandais me paraît également pertinent. L’Ukraine ne deviendra probablement pas membre de l’Otan demain matin. Le processus sera long, mais ses alliés peuvent lui offrir les garanties de sécurité et les capacités nécessaires pour assurer sa survie [NDLR : la Finlande est membre de l’Organisation transatlantique depuis avril 2023, après quasiment trente ans d’étroite coopération militaire]. La Finlande a perdu une grande partie de son territoire – ce que nous ne voulons pas voir se produire avec l’Ukraine -, mais ce pays se porte plutôt bien aujourd’hui. L’Ukraine peut donc prospérer même si elle n’a pas la Crimée et le Donbass pour l’instant. J’entends parfois dire que l’Ukraine n’est pas un État viable si elle est amputée de telle ou telle partie. Ce serait vrai si elle n’avait pas accès à la mer Noire. Or, l’Ukraine dispose de cette précieuse ouverture.



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Author : Charlotte Lalanne

Publish date : 2024-10-06 16:00:00

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