Nous n’aimons plus l’avenir. Nous l’avons beaucoup aimé jadis, il n’est qu’à voir la façon dont nos ascendants du début du XXe siècle imaginaient l’an 2000 : tout n’était que progrès réjouissant. On imaginait alors un futur radieux qui faisait envie. Mais l’idée même de progrès est en berne : dans un article du philosophe français Georges Canguilhem, dès 1987, il était annoncé “la décadence de l’idée de progrès”. L’étude même de l’usage du terme “progrès” dans de nombreuses langues (français, italien, espagnol, allemand…) montre le déclin de ses occurrences dans la littérature à partir des années 1960.Cette dévitalisation du futur peut être approchée de bien des façons. Elle est tangible notamment lorsqu’on interroge nos concitoyens pour savoir s’ils souhaiteraient vivre dans l’avenir : la réponse est non. Ainsi, dans son livre L’Economie du bonheur, Claudia Senik nous apprend que seulement 3 % des Français déclarent avoir envie de futur, quand 30 % choisiraient de vivre dans le présent, et les deux tiers dans un passé récent, avec une préférence pour les années 1980. Le plus curieux est que cette décennie est choisie y compris par ceux qui ne l’ont pas vécue et sont nés même après les années 2000 ! Cette nostalgie du passé immédiat relève peut-être de l’impression que cette période, à portée de main, proposait un monde plus lisible, moins multipolaire, où la souveraineté des nations n’avait pas encore été affaiblie par la mondialisation… un monde plus maîtrisable où les choses allaient moins vite.Les Français sont loin d’être les seuls à être dans cet état d’esprit. Une enquête de l’institut Ipsos menée auprès de plus de 50 000 personnes dans 50 pays montre qu’il s’agit d’une préoccupation mondiale. Les résultats viennent d’être publiés et révèlent, par exemple, que, malgré les différences culturelles, nombre de pays regardent avec obsession et envie leur passé immédiat et se recroquevillent sur les jouissances du présent. Ainsi, dans le monde, 57 % des personnes interrogées aimeraient que leur pays “soit comme avant”. En France, nous étions 56 % en 2013 à nous accorder à ce sujet, quand nous sommes aujourd’hui 64 %.Une forte envie de “ralentir”Ce sentiment nostalgique progresse un peu partout, puisque au niveau européen on passe, durant la même période, de 46 % à 56 %. Il est présent dans des pays aussi différents que la Turquie, où il progresse de 21 points pour atteindre 76 % des répondants, tandis qu’en Suède, où il était minoritaire il y a dix ans, il atteint aujourd’hui les 56 %. Il est adossé à l’idée d’une perte de contrôle de son environnement, notamment en raison de la mondialisation et de la technologie. L’idée que la mondialisation est bénéfique chute de 22 points au niveau global et atteint, en France, un record (négatif) de 34 % en 2024. Quant à la technologie, 57 % des personnes interrogées craignent, au niveau international, qu’elle ne détruise nos vies 57 %. Ce score atteint 62 % chez nos concitoyens aujourd’hui, alors qu’il n’était que de 43 % en 2013. On retrouve cette tendance globale au niveau européen.Cette crainte du futur, associée à la nostalgie, se double du sentiment qu’il est urgent de profiter du présent. On observe une réclamation pour “ralentir” le monde chez 65 % des individus au niveau international : ce désir a progressé de 10 à 20 points dans les dix dernières années. Il apparaît donc urgent de “jouir du présent sans se soucier de l’avenir” chez 61 % de sondés de l’enquête, et ce sont les Français qui, avec 68 %, sont les champions internationaux sur ce sujet. On doit remarquer que cet impératif hédoniste est en progression dans les dix dernières années et est significativement corrélée avec la conscience déclarée que l’avenir est devenu incertain.L’examen de cette importante enquête mondiale montre que nombre de nos congénères sont gagnés par un sentiment global d’impuissance, et que cela instille en eux un désir à la fois nostalgique et hédoniste. Une envie que le présent et le passé immédiat se mélangent pour faire advenir ou revenir un monde plus désirable – ce que l’on pourrait appeler une “nowstalgie”. Il n’est pas certain que ce sentiment soit celui qui nous prépare le mieux aux défis que présente l’avenir.Gérald Bronner est sociologue et professeur à La Sorbonne Université.
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Author : Gérald Bronner
Publish date : 2024-10-07 11:00:00
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