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[Les États-Unis par] Maggie Nelson : “J’ai hâte de manifester contre la présidente Kamala Harris !”

[Les États-Unis par] Maggie Nelson : “J’ai hâte de manifester contre la présidente Kamala Harris !”



Aux États-Unis, la notion de liberté est l’apanage du Parti républicain depuis des décennies. Mais depuis que Kamala Harris est devenue la candidate des Démocrates, ils l’évoquent de plus en plus. C’était même le thème de la quatrième journée à la convention démocrate. Comment expliquer cela ?  

Maggie Nelson – La gauche, dans ce pays, meurt d’envie depuis des années que quelqu’un fasse enfin campagne pour récupérer la notion de liberté, qui est monopolisée par la droite depuis des décennies. Harris le fait aujourd’hui, et c’est fascinant à observer. Sa campagne n’a pas eu beaucoup de temps pour se préparer, pourtant elle a réussi à s’emparer de travaux érudits et parfois bancals sur le sujet pour en faire un message percutant.

Le discours de la candidate pendant la convention faisait écho à celui du président Franklin Roosevelt de 1941 sur les quatre libertés fondamentales : liberté d’expression, de religion, liberté de vivre à l’abri du besoin et à l’abri de la peur.

Beaucoup de gens évoquent ces jours-ci le discours de Roosevelt, la liberté négative (la liberté de ne pas être entravé par ceci ou cela) versus la liberté positive (la capacité de). La campagne de Harris s’y est penchée de manière intéressante, elle reprend à sa manière les libertés fondamentales de Roosevelt, quand son colistier Tim Walz insiste plutôt sur la façon dont les Républicains veulent que l’État s’immisce davantage dans nos vies, en interdisant aux femmes d’avorter, en interdisant certains livres à l’école, etc. C’est d’ailleurs, à l’origine, une idée de droite : “vivre et laisser vivre”. Et il est intéressant de voir la campagne de Harris la reprendre. Je ne suis pas entièrement d’accord avec ce principe, en politique, du “mêlez-vous de vos affaires”. L’État est impliqué dans nos existences, inévitablement. Nous n’allons pas vivre dans une utopie où les lois ne s’imposent à personne. Les gens commettent des meurtres ! Mais, bien sûr, sur les menaces contre les libertés fondamentales, les Démocrates ont raison. Ils savent aussi que plus de la moitié de la population américaine est scandalisée par l’interdiction de l’avortement.

Les Républicains ont longtemps reproché aux Démocrates de mettre la liberté en péril : “ils vont vous forcer à avoir une assurance santé, ils vont vous empêcher d’avoir une arme à feu”, etc.

En fait, la droite au pouvoir, au-delà des beaux discours, ce n’est jamais “on ne se mêle pas de vos affaires”. C’est plutôt : “Éloignez-vous de nous, pendant que nous vous opprimons et vous soumettons qui nous voulons“. La campagne de Harris dénonce le bluff de la droite, elle surjoue l’abrogation de l’arrêt Roe v. Wade [à l’origine de l’interdiction de l’avortement dans certains États, ndlr] et les attaques contre les enfants transgenres. Il y a aussi les délires à la Big Brother du Projet 2025, les bases de données menstruelles, etc. [le projet 2025, ou “projet de transition présidentielle” est un ensemble de 900 pages de propositions politiques soumis au candidat Trump par ses alliés les plus conservateurs, notamment la Heritage Foundation, ndlr]. Le message des Démocrates pour dénoncer cela est efficace pour mobiliser, et il n’est pas absurde. 

Pourquoi ce message est-il si efficace pour mobiliser ?

Les mouvements néofascistes adoptent souvent une dimension carnavalesque et désinhibée. Ils dépeignent la gauche comme étant sombre, leurs régulations “pas amusantes”. Quand Trump était président, on entendait tout le temps à quel point ses partisans “s’amusaient” dans ses rassemblements, tandis qu’à gauche c’était la déprime. Ce n’est pas un hasard si la campagne Harris-Walz associe ce message sur la liberté à la joie et au plaisir. C’est très séduisant. Il est difficile de lancer un mouvement si on ne s’y sent pas bien.

La droite comme la gauche érigent leur perception subjective de la liberté en principes absolus. Dans De la liberté, vous préférez revenir à Wittgenstein : “la signification d’un mot est dans son usage”. Le philosophe nous encourage également à observer “à quel jeu de langage on joue”. 

J’observe en effet ces discours politiques comme des jeux de langage. En même temps, les libertés qui me tiennent le plus à cœur – ne pas se faire tirer dessus, avoir la famille que je veux avec mon partenaire trans – sont menacées. C’est donc à la fois un jeu de langage, et c’est aussi la vérité.

Dans votre livre vous remarquiez déjà comment Trump, lorsqu’il était au pouvoir, avait renoncé à la notion de liberté pour adopter un discours autoritaire. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Deux tendances se dessinent à droite. L’une est le trumpisme, Trump lui-même. Il n’est plus amusant à écouter, mais il était divertissant auparavant pour ses partisans. Et puis vous avez ce projet 2025 et J.D Vance qui le représente. Rien d’amusant dedans, pour qui que ce soit. C’est l’assujettissement pur, le contrôle, l’autoritarisme, le nationalisme blanc et le patriarcat. Cela dit, la partie sinistre, liberticide et policière du projet 2025 n’est pas populaire. Ce n’est pas ce que les gens veulent.

“Le danger de voir Trump réélu est trop élevé”

Dans votre livre, vous revenez aussi à Hannah Arendt, sa critique de la liberté comme ruse du capitalisme : “oui, vous êtes pauvres, opprimés, exploités, mais au moins vous êtes libres”. 

Les Démocrates n’évoquent pas les problèmes essentiels du capitalisme, qui maintient les gens enchaînés. Et cela ne changera pas avec une administration Harris. Pourtant, je suis prête à mettre de côté cette critique pour l’instant, parce que le danger de voir Trump réélu est trop élevé. Je dis toujours à mes amis : j’ai hâte de manifester contre la présidente Harris ! De même, défendre la liberté d’aimer et d’épouser qui nous voulons est une bonne chose, mais les discours sur ces libertés restent très normatifs. On parle ainsi des circonstances les plus tragiques d’avortement empêchés, une fillette de 12 ans qui a été violée par son père, des femmes qui ont déjà des enfants et font un malaise dans un parking parce qu’on leur interdit d’entrer dans un hôpital. Ils ne vont pas mettre dans leurs spots publicitaires une femme de 27 ans qui veut juste baiser avec beaucoup de gens.

Que pensez-vous de ce que dit Trump des femmes ?

Trump a dit l’autre soir : ne vous inquiétez pas, les femmes, vous n’aurez plus jamais à vous soucier de l’avortement ou de quoi que ce soit une fois que je serai de nouveau au pouvoir. Il prend les désirs d’émancipation des femmes et il renverse l’argument dans l’autre sens : tout sera si oppressant que la vie s’arrêtera, je serai juste ton avatar pour que tu vives autrement ce que tu vis maintenant. Harris est une pragmatique et une avocate, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas de valeurs. Cela ne me dérange pas qu’elle soit d’une certaine manière non idéologique, parce qu’elle tente de restaurer les piliers de notre démocratie.

Dans l’interview que nous avions réalisé avec vous, Constance Debré et Paul Preciado en 2022, Paul disait “dans le mouvement féministe depuis 20 ans, où est la liberté ? A force de parler de reconnaissance, d’inclusion, de justice, la liberté est devenue une question secondaire”. Aujourd’hui, les mouvements féministes et LGBTQ+ évoquent de nouveaux les libertés. 

Oui, nous avons dorénavant tiré les leçons de l’époque dont Paul parlait. Ce n’est plus la frustration, les communautés et les minorités dressées les unes contre les autres, pathologie du temps où les gens semblaient avoir touché le fond. Je remarque des attitudes plus élégantes des uns envers les autres, certain.e.s parlent parfois de convergence des luttes. Il y a en tout cas un véritable progrès là, et c’est formidable.

Propos recueillis par Yann Perreau

Maggie Nelson, De la liberté, traduit de l’anglais (États-Unis) par Violaine Huisman. Éditions du Sous-Sol, 448 pages, 23 euros.



Source link : https://www.lesinrocks.com/societe/les-etats-unis-par-maggie-nelson-jai-hate-de-manifester-contre-la-presidente-kamala-harris-630553-07-10-2024/

Author : Yann Perreau

Publish date : 2024-10-07 10:04:30

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