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“Les Ruines circulaires” : le Sud-Liban métaphysique dans l’œil d’Orianne Ciantar Olive

“Les Ruines circulaires” : le Sud-Liban métaphysique dans l’œil d’Orianne Ciantar Olive



Orianne Ciantar Olive est comme nous : elle rêve de voir le monde faire machine arrière, ce monde qui ne tourne plus à l’endroit. Le renversement de son orientation mécanique pourrait faire surgir des choses. Les larmes ne couleraient plus sur les visages, mais sur les fronts. Le sang rejoindrait la mer du ciel. Et les bombes disparaîtraient dans un son de bande inversée, un peu sourd, comme un gros raclement de gorge.
Ça, ce n’est pas elle qui le dit, c’est nous. Mais on ne peut s’empêcher d’y penser, depuis un an. À la place de l’horreur, il y aurait l’inverse de l’horreur – pas la paix, car cette région ne sait plus ce que c’est depuis longtemps, mais la non-horreur : le suspens agréable qui préside entre deux horreurs. Si tout était renversé, sens dessus dessous, les cartes aussi ne se liraient plus de gauche à droite. Alors, le pays où Orianne Ciantar Olive a pris les images qui font tourner en rond ce livre s’appellerait Nabil. C’est au Sud-Nabil que se déroule Les Ruines circulaires.
Un cercle infini de ruines
Depuis bientôt un an, le voisin de Nabil bombarde Nabil chaque jour. Parfois en méprisant les lois internationales : au moins dix-sept attaques par des munitions au phosphore blanc ont été recensées, ce qu’aucune loi au monde n’autorise. Le voisin de Nabil crie partout qu’il bombarde pour se défendre de façon préventive des attaques que pourraient fomenter les milices qui occupent le Sud-Nabil. Ce qui est possible. Mais au Nabil, on fait aussi remarquer que les milices ont été créées, au début des années 1980, pour chasser ce voisin qui avait envahi et occupé le Sud-Nabil dès 1976. C’est un fait historique. Le voisin de Nabil en a même été chassé en 2000, et a perdu une guerre à l’été 2006.
Bref, on n’en sort pas, Nabil et le voisin de Nabil se mordent la queue et tournent en cercles fermés qui ne créent que de la ruine. Pourtant, au Sud-Nabil, il est possible de naître, de grandir, d’inventer sa vie, d’inventer son monde. Celui qui écrit ces lignes le sait : sa famille entière vient du Sud-Nabil, elle y vit encore. Enfin pas ces derniers mois, 110 000 habitant·es ayant été déplacé·es. Personne n’en parle, mais ça, les habitant·es du Sud-Nabil en ont l’habitude, ils et elles n’ont jamais ému personne.
Lumière surnaturelle
À quoi ressemble le Sud-Nabil ? À un endroit sec auquel les habitant·es du reste du Nabil n’ont pas accès (war zone). À un territoire où plus personne ne vient faire de balades en montagne. On y passe en bagnole entre deux checkpoints de la Finul (la Force intérimaire des Nations unies au Liban). Il y a des oliviers, mais jamais beaucoup. Des pierres et des souterrains, dit-on.
Depuis cinquante ans, la guerre donne au Sud-Nabil une lumière surnaturelle qu’un·e photographe ne pourrait attraper qu’en poussant les couleurs de ses images aux confins de ses inquiétudes. Des jaunes brûlés, des soleils verts, et partout du rouge terre battue. Puis des ombres en guise de silhouettes, des gens qui ont un sens de l’amitié indéfectible, puisque le passé a brûlé et que le futur… eh bien, le futur n’existe pas encore.
Une fin du monde incandescente
Vers la fin de l’ouvrage (à moins que ce soit son début inversé), on rencontre un visage de femme, sublime et tragique ; il est en noir et blanc solarisé, comme éclairé par une lumière de scarabée qui nous dit que la carapace de ce visage tient – mais pour combien de temps ? Au Nabil aussi, on a le droit de vivre. Ce livre est juste, parce que la photographe qui l’a fait est aussi reporter. Mais elle sait que si elle avait voulu faire un reportage, elle aurait fait l’inverse. Elle a voulu montrer l’empreinte du sentiment du Sud-Nabil, qui n’est pas de l’ordre du ravissement, mais ne vous quittera jamais, si par malheur vous passez par là.
Les sujets qui souffrent de très grands syndromes mélancoliques décrivent une fin du monde en feu, une catastrophe ardente. Elle doit avoir quelque chose de cette couleur-là. Comment s’appelait déjà ce beau film de Guy Debord, dont le titre dessinait un palindrome ? Ah oui, In girum imus nocte et consumimur igni. Ce qui doit pouvoir se traduire par : “Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu.”
Les Ruines circulaires d’Orianne Ciantar Olive (Dunes éditions), 138 p., 59 €. En librairie.



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Author : Philippe Azoury

Publish date : 2024-10-13 10:00:00

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