Dans son premier roman Dire Babylone, l’autrice et poétesse jamaïcaine raconte son émancipation des règles patriarcales de Rastafari mais aussi son arrivée aux États-Unis en 2006 pour ses études et sa confrontation avec un racisme systémique dont elle n’avait jamais été victime dans son pays d’origine. Un racisme qui vient, selon elle, tout autant des électeur·ices de Trump que de cet écrivain blanc “qui a voté pour Obama, mais qui entonne le mot “n…” sur ses chansons de rap préférées”.
Pour Safiya Sinclair, l’Amérique blanche que son père surnommait “Babylone” est “une violence”. Aujourd’hui, l’autrice enseigne à Phoenix dans l’Arizona.
À l’approche de l’élection présidentielle, comment vous sentez-vous ?
Safiya Sinclair – Hier soir (la veille de notre entretien avait lieu le débat entre Tim Walz et J.D. Vance, candidats à la vice-présidence, ndlr), pour la première fois, je n’ai pas regardé un débat en direct. Je me suis levée ce matin, j’ai lu des résumés de la soirée, et je me suis sentie tellement soulagée d’être en pleine promo en France plutôt que devant ma télévision à tourner en boucle sur chaque instant de ce débat. J’ai été surprise par ce sentiment de calme qui m’a envahie ! Dès que je vais rentrer aux États-Unis, je suis sûre que je vais me remettre à paniquer.
Dans votre roman autobiographique Dire Babylone, vous racontez votre départ de Jamaïque et votre arrivée aux États-Unis, un pays contre lequel votre père vous mettait souvent en garde. Comment avez-vous vécu la découverte de ce pays ?
J’ai grandi avec un père très strict qui nous sermonnait chaque week-end sur les dangers de Babylone (terme qui désigne l’occident pour le mouvement Rastafari, ndlr) et qui nous disait qu’il nous fallait nous tenir à distance de l’idéologie occidentale. Il nous parlait de la CIA qui avait, selon lui, effacé l’histoire des Noirs des livres d’histoire. Il disait que Babylone voulait garder l’homme noir opprimé. Comme je vivais en Jamaïque dans un pays avec une population majoritairement noire, tout cela me semblait très théorique. Nous n’avons pas cette forme de racisme en Jamaïque, même si le colorisme est une réalité. Quand je suis arrivée aux États-Unis, j’étais très fière d’être noire. J’avais été élevée ainsi. Les Américain·es me disaient avec une certaine suspicion “tu as tellement confiance en toi !”, ce qui me laissait perplexe. Je me suis rendue compte que cette question était une manière de sous-entendre que je ne devrais pas être aussi fière, confiante. Pour ces gens, être noir·e devait s’accompagner d’une certaine humilité. Je les choquais parce que j’avais la tête haute.
Vous racontez aussi que vous étiez l’une des seules femmes noires dans votre université…
Quand je suis arrivée à Bennington College nous devions être deux étudiant·es noir·es. Quand j’allais en ville, on me regardait vraiment comme si j’étais un animal échappé d’un zoo. Mais le vrai choc est arrivé à Charlottesville, en Virginie (où ont été organisés d’importants rassemblements de l’extrême droite américaine en août 2017, ndlr) dans le sud des États-Unis. Quand j’y étais, la statue du sécessionniste Robert E. Lee était toujours en place et ils vénéraient Thomas Jefferson, qui était un esclavagiste. Je me suis vraiment demandé où j’étais tombée. Aujourd’hui, quand les gens me demandent si j’ai vécu un choc culturel, j’ai l’habitude de leur dire que j’étais le choc culturel ! (rires) On me posait des questions insensées, si je connaissais Bob Marley, si je dormais dans un hamac sur la plage… En marchant dans les rues de Charlottesville, je sentais que j’étais dans un endroit de violence, que j’étais au cœur de Babylone, dans cet endroit dont mon père me parlait si souvent en me mettant en garde. La culture Rastafari m’a appris à être fière d’être noire. Or être une femme noire fière, c’est repoussant pour beaucoup de gens aux États-Unis.
“Il y a un siècle, des étudiant·es de l’université de Virginie apportaient leurs esclaves”
Vous étiez à Charlottesville avant l’élection de Trump en 2017. Vous y sentiez déjà un climat délétère ?
Oui tout ce dont je vous parle s’est passé avant l’élection de Trump, avant que les suprémacistes blancs ne défilent avec leurs torches dans les rues. Quand cela est arrivé en 2017, je ne vivais plus là-bas mais je n’étais vraiment pas surprise. Je sentais que quelque chose de mauvais aller arriver dans cette ville. Il y avait tellement de non-dits autour du racisme. La population noire y était fortement discriminée et avait été poussée dans la périphérie de la ville. Quand j’étais étudiante là-bas, ils ont découvert des logements d’esclaves qui avaient été recouverts de briques dans les années 1970. Il y a un siècle, des étudiant·es de l’université de Virginie apportaient leurs esclaves.
Lire l’épisode précédent > [Les États-Unis par] Maggie Nelson : “J’ai hâte de manifester contre la présidente Kamala Harris !”
Est-ce que Kamala Harris, qui est la première femme noire à être candidate à l’élection américaine, représente un espoir pour vous ?
Je n’idéalise aucun politicien. On va dire qu’elle est la “moins pire” des deux et qu’elle représente évidemment le meilleur choix à faire. C’est la première fois que je vais pouvoir voter à une élection aux États-Unis et cela m’intéresse d’avoir l’opportunité de voter pour une femme, encore plus pour une femme noire. Mais je trouve que son programme pourrait être amélioré. Je n’arrive simplement pas à me dire que l’on pourrait avoir encore quatre ans de Trump. Son premier mandat a été incroyablement traumatisant pour moi, en tant qu’immigrante installée aux États-Unis. Mon espoir est que nous verrons l’élection de la première femme présidente, et que nous pourrons pousser son programme plus à gauche.
“Je trouve que la politique et la littérature sont très liées.”
Vous enseignez en Arizona, est-ce que c’est un sujet que vous abordez avec vos étudiant·es ?
Je trouve que la politique et la littérature sont très liées. J’enseigne la poésie et j’estime que nos choix de sujets d’écriture sont politiques, qu’il s’agisse des injustices du quotidien ou de l’histoire violente d’un pays. Vous pouvez choisir d’écrire sur l’arbre, ou plutôt vous intéresser aux corps qui sont pendus à ses branches. J’apprends à mes étudiant·es à réfléchir à ça, je les encourage à utiliser la poésie comme un moyen de comprendre le monde dans lequel ils vivent et cela inclut le cadre politique, l’histoire et les règles systémiques qui nous ont amenés à la situation dans laquelle nous sommes aujourd’hui.
Cela étant dit, l’Arizona est ce qu’on appelle un “purple state” (État pivot, ndlr) ce qui signifie qu’ils votent parfois plutôt pour les démocrates, parfois plutôt pour les républicains. L’université a envoyé un mail la semaine dernière pour nous rappeler de ne pas dire à nos étudiant·es pour qui voter. D’être dans un État comme celui-là me permet de rencontrer des personnes qui ont des opinions politiques différentes de la mienne. Le reste du temps, je vis dans un environnement marqué à gauche.
Dire Babylone de Safiya Sinclair (Éditions Buchet-Chastel, traduit de l’anglais (Jamaïque) par Johan Frédérik Hel Guedj), 528p., 25,50€. En librairie.
Source link : https://www.lesinrocks.com/livres/les-etats-unis-par-safiya-sinclair-etre-une-femme-noire-fiere-cest-repoussant-pour-beaucoup-de-gens-631649-14-10-2024/
Author : Pauline Le Gall
Publish date : 2024-10-14 10:14:29
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