La reconversion d’Annaëlle Balon, 38 ans, s’est jouée en quelques heures. C’était un soir d’octobre, l’an dernier. La jeune médecin se souvient très bien : elle enchaînait les consultations à son cabinet, un local partagé à Frossay (Loire-Atlantique), quand un agent de l’Assurance maladie y a fait irruption. Sous le bras : une notification officielle l’avertissant qu’une procédure avait été déclenchée contre elle. D’un coup, tous les arrêts maladie qu’elle prescrivait allaient devoir être vérifiés et, s’ils n’étaient pas justifiés, la praticienne serait sanctionnée. “J’ai été sidérée”, se rappelle la généraliste.Le représentant de l’institution s’est présenté à l’accueil sans prévenir, alors qu’Annaëlle Balon tentait de calmer une patiente dépressive. Au moins l’échange fut courtois, s’est-elle alors dit, pour se rassurer : les autres missives qu’elle avait reçues ne s’étaient embarrassées d’aucune formule de politesse. A la place, ses statistiques en matière d’arrêts de travail avaient été inscrites en gras accompagnées d’une menace de sanction. “Je travaillais à mille à l’heure, j’étais totalement dévouée au soin et à mes patients. On m’a écrit comme à une fraudeuse, j’ai trouvé cela très violent, j’espérais que ce soit une erreur”, se désole la jeune femme.Après cette visite impromptue – le résultat d’une vaste opération de contrôle lancée par l’institution l’année dernière –, la généraliste a arrêté son activité libérale : “Je devais justifier chaque jour de repos. J’en venais à les compter, et à espérer que des patients renoncent à leurs droits pour rentrer dans les clous. Le matin, je tournais en rond en ville dans ma voiture. Aller au travail me déclenchait des crises d’angoisse.” La praticienne s’était installée dans ce secteur plutôt rural pour apporter sa pierre à la lutte contre les déserts médicaux ; elle est devenue salariée dans la protection de l’enfance.Hors effets directs de la crise sanitaire, les dépenses d’arrêt maladie ont fortement augmenté ces dernières années, passant de 10,4 milliards d’euros en 2015 à 15,8 milliards en 2023. Face à cette flambée, le gouvernement de Gabriel Attal avait demandé à l’Assurance maladie de multiplier les enquêtes administratives auprès des assurés, des entreprises et surtout des médecins. Une pression souvent mal vécue par les praticiens, alors que ces actions vont se poursuivre l’année prochaine, le nouveau Premier ministre, Michel Barnier, ayant lui aussi indiqué vouloir faire des économies sur ce poste.”Pris entre deux feux”En 2023, 15 000 “gros prescripteurs” ont été contactés. Sur ce total, 1 200 ont fait l’objet de mesures de contrôle plus poussées, selon la Cnam. Ces campagnes ont causé d’importants cas de conscience chez les praticiens, même ceux qui n’étaient pas visés. “En plus de nous sentir suspectés, nous nous retrouvons pris entre deux feux, avec d’un côté une demande de réduire les prescriptions et, de l’autre, les besoins des patients”, indique Fabienne Yvon, de Médecins généralistes de France (MG France).Les experts peinent à expliquer totalement les raisons de la hausse de la facture des arrêts de travail. Sur les 3 milliards de dépenses supplémentaires depuis 2019, 60 % proviennent de l’inflation et du vieillissement de la population, d’après l’Assurance maladie. Le reste est dû à des arrêts plus fréquents ou plus longs, mais impossible de savoir s’ils sont justifiés ou non sans faire réexaminer chaque dossier par un expert indépendant. Micros fermés, les cadres de l’Assurance maladie reconnaissent eux-mêmes qu’il y a “débat” et que les explications sont “multifactorielles”.Pour lutter contre les abus, l’Assurance maladie cherche d’abord à repérer les potentiels “prescripteurs de complaisance” dans ses statistiques. Les agents de la Cnam se basent sur deux moyennes : le nombre d’arrêts prescrits, et la part de patients arrêtés. Des données ajustées selon le revenu, l’âge, le niveau de diplôme et d’emploi de la patientèle du médecin contrôlé. “Sauf que d’autres éléments interviennent, et peuvent justifier un taux élevé”, fustige Fabienne Yvon, également membre de la commission de pénalité de l’Assurance maladie, une instance qui jusqu’à cette année rendait des avis consultatifs sur les affaires en cours.Bon nombre de médecins convoqués se disent choqués d’avoir été traités comme de “mauvais praticiens”. Cette assemblée, composée de représentants de médecins, du patronat et de l’Etat, n’a pas été reconduite cette année. De fait, du moins à l’échelon où Fabienne Yvon siégeait, ses conclusions, souvent favorables aux médecins, étaient rarement suivies. “Chaque fois, l’institution imposait quand même de vérifier l’ensemble des arrêts pris sur une période donnée, ce qu’on appelle la mise sous accord préalable [MSAP]. Mais, dans plus de 90 % des cas,ces investigations ne débouchaient sur rien, car les actes s’avéraient justifiés”, assure la syndicaliste, le nez dans ses dossiers.Compter, soupeser chaque arrêtIl faut lire les comptes rendus d’enquête de ces MSAP. Un médecin, 71 arrêts contrôlés, un seul jugé injustifié. Un autre, 385 mises au repos, 7 refus. Une dernière : 14 non pour 580 actes. Au-delà du stress et de la tension suscités, ces procédures sont chronophages : les médecins placés sous MSAP doivent systématiquement rédiger des comptes rendus pour chaque congé maladie, ce qui les bloque de longues heures le soir au cabinet ou les contraints à embaucher du personnel.Avant d’engager de telles démarches, l’institution rencontre les médecins afin d’identifier les problèmes et de les informer des bonnes pratiques. Elle assure le faire systématiquement avant de lancer des poursuites. Ces échanges se résument parfois à de simples appels de courtoisie : “Je m’attendais à être accompagnée, formée et soutenue sur les cas les plus complexes, et je n’ai eu qu’un appel me prévenant que j’allais faire l’objet d’une procédure”, raconte Léa*, jeune médecin dans la Sarthe.Parce qu’elle a commencé comme remplaçante, en milieu rural, la jeune femme a récupéré les demandes urgentes de ses collègues, des infections qui clouent au lit quelques heures, ou des douleurs qui se réveillent d’un coup et empêchent de travailler. “Ici, la population court un risque important de maladies professionnelles. Quand les gens ne travaillent pas à l’abattoir, ils fabriquent des matelas ou font des ménages. J’avais des patients usés, avec en face des entreprises réticentes à l’idée de faire des aménagements de poste. Je ne faisais pas de complaisance”, soupire la soignante.Comme le Dr Balon, Léa s’est elle aussi mise à compter, soupeser chaque arrêt, se torturant pour trouver comment entrer dans la norme très théorique de l’Assurance maladie, sans léser ses patients. A l’une d’elles, elle finit par préconiser un entretien avec l’assistante sociale : “Je ne savais plus quoi faire. Elle n’avait plus d’épaule et était en fin de droits.” Finalement, elle a pu se faire financer une formation pour changer de travail. Une autre, bipolaire, est partie de la salle d’examen en claquant la porte, jurant qu’elle allait se jeter dans la Sarthe, faute d’arrêt.A force d’expliquer à l’Assurance maladie qu’elle est jeune et qu’elle a parfois du mal à se prononcer, la médecin a obtenu une “ristourne” sur ses objectifs. Ils ont été tenus, mais la séquence l’a profondément affectée : “Nous sommes réduits à un point sur un graphique, cela peut être dévastateur pour un médecin en souffrance”, regrette-t-elle. Si elle a diminué les arrêts, c’est, dit-elle, surtout grâce à un subterfuge administratif : au lieu de prolonger certains patients, elle a demandé à les mettre en invalidité.Côté Assurance maladie, un manque criant de “médecins-conseils”Normalement, les patients en arrêt long, ceux qui coûtent le plus à l’Assurance maladie, doivent être contrôlés par des “médecins-conseils”, mandatés par l’institution. Leur vision est complémentaire à celle du médecin traitant, car ils sont en contact avec l’employeur et peuvent jouer le rôle de médiateur, comme ils ne connaissent pas les patients. Ce sont eux qui doivent orienter les malades en fin de droits, ou pour qui l’arrêt n’est pas justifié. “Sauf que, dans les faits, rares sont les patients qui les voient, car ils ne sont pas assez nombreux”, s’étonne Léa.Les médecins avancent aussi une autre explication à certains arrêts maladie à rallonge : l’engorgement du système de santé. “Souvent, on est obligé de prolonger les arrêts, parce que les délais pour faire les IRM, les radios ou obtenir un spécialiste sont trop longs. Dans ces cas-là, vous faites quoi, vous dites au patient de retourner au travail quand même, alors qu’il n’a ni diagnostic ni traitement ?”, peste le Dr Franck Devulder, président de la Confédération des syndicats médicaux français (CSMF). En parallèle, certains spécialistes débordés laissent le soin aux généralistes de prescrire les arrêts, ce qui plombe également les chiffres.Les praticiens s’inquiètent que toutes ces frictions autour de leurs pratiques ne détournent de la réalité des problématiques sanitaires. “Il ne faut pas oublier que l’arrêt de travail est un traitement. Ce ne sont pas les dépenses qui filent, mais la santé et la qualité de vie d’une partie de nos concitoyens qui se dégrade”, recadre Anne-Marie Ladevèze, généraliste en périphérie de Nantes, présidente de la CSMF 44. Et de citer l’exemple des souffrances psychiques :“Tant qu’une personne est en dépression, elle ne peut pas reprendre son travail, elle en est incapable. Ça ne vous viendrait pas à l’idée de remettre en poste un type dans un plâtre ? Et bien, c’est pareil”, résume la syndicaliste.Dans les cabinets, à en croire ceux qui y travaillent, un nouveau type de patient s’est mis à déferler ces dernières années, en plus des traditionnels ouvriers usés, en fin carrière. “Nous croisons désormais beaucoup de cadres, relativement jeunes, à haut niveau de salaire, que le travail a envoyé par le fond. Ce sont des profils exigeants, perfectionnistes, investis qui n’arrivent plus à obtenir une satisfaction au travail et finissent par s’écrouler face à des cadences et des attentes toujours plus élevées, et en l’absence de déconnexion réelle”, poursuit Anne-Marie Ladevèze.”Beaucoup des arrêts de travail longue durée portent désormais sur le motif psychique, en lien avec l’activité professionnelle”, confirme Cyril Bègue, médecin généraliste et auteur d’une thèse sur les arrêts de travail. En l’absence de psychiatres disponibles, les généralistes se retrouvent souvent en première ligne face à ces patients en souffrance. “Or ces cas de figure entraînent des arrêts complexes, très propices à la désinsertion professionnelle, et in fine très coûteux pour l’Assurance maladie”, poursuit l’expert, également secrétaire adjoint du Collège de médecine générale.Ces salariés à vif sont, a minima, une source de pression supplémentaire. Faute de solution, paniqués à l’idée de reprendre le travail, il arrive que certains d’entre eux nourrissent les faits de violence à l’encontre des médecins. Chaque année, l’ordre des médecins conduit une estimation des agressions : les refus de prescriptions, notamment d’arrêts de travail, comptent pour 19 % des 1 500 incidents rapportés cette année. “C’est une problématique. D’autant que si vous ne donnez pas le bon arrêt demandé, les patients changent les dates”, indiquait ainsi le rapporteur de l’étude, le Dr Jean-Jacques Avrane, la semaine dernière, sur RTL.”On tape d’abord, on propose des solutions ensuite”La thématique de l’épuisement professionnel suscite également de nombreux imbroglios juridiques, une autre source de crispation pour les blouses blanches. “J’en sais quelque chose ! Les médecins attaqués par les entreprises finissent par toquer à ma porte”, glisse l’avocat Yves Richard. Depuis la reconnaissance du burn-out comme une pathologie par l’OMS, en 2019, les entreprises contestaient systématiquement l’utilisation de ce terme. En mai dernier, à force qu’Yves Richard envoie des requêtes pour aider ses clients, le Conseil d’Etat a fini par se prononcer : l’institution précise, dans le cadre du renvoi d’une affaire, que l’usage de ce mot n’implique pas que l’entreprise est fautive.La décision devrait soulager les cabinets. Une autre nouveauté pourrait aussi les aider : consciente du désarroi, l’Assurance maladie a promis d’intensifier son accompagnement. Un nouveau service appelé “SOS IJ” devrait voir le jour au début de 2025. En parallèle, les autorités ont mis un coup de frein sur les arrêts maladie délivrés en téléconsultation : depuis le début de l’année, ils sont limités à trois jours non renouvelables. Les contrevenants commencent à être sanctionnés.En septembre, l’Assurance maladie a fait le bilan de ce que ses campagnes de contrôles sur les médecins ont fait économiser à l’Etat en 2023. 150 millions d’euros. Selon la Cour des comptes, un renforcement de la “maîtrise médicalisée”, autrement dit, des campagnes de ce type, rapporterait 200 millions d’euros de plus par an, auquel il serait possible d’ajouter 50 millions supplémentaires dus spécifiquement à la lutte contre les fraudes (faux arrêts de travail…).
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Author : Antoine Beau
Publish date : 2024-10-20 06:45:00
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