A première vue, rien d’anormal. Si le décompte des bulletins se poursuit dans le comté de Santa Clara et ses voisins en Californie, la candidate démocrate Kamala Harris devrait nettement vaincre le républicain Donald Trump. Un vote “bleu” classique dans cette région qui abrite la célèbre Silicon Valley et ses travailleurs. Comme cela est le cas “depuis une trentaine d’années”, indique le sociologue Olivier Alexandre, auteur de La Tech : quand la Silicon Valley refait le monde. “C’est à ce moment que l’industrie s’est alignée sur l’agenda démocrate.” Sur la même notion de progrès, matérialisée par l’avènement d’Internet et une diffusion accrue de l’information et des connaissances, au bénéfice de l’humanité. Sur des valeurs libérales, surtout sociétales, en faveur de l’immigration dont a grandement bénéficié la tech – beaucoup de ses hauts dirigeants sont aujourd’hui d’origine étrangère. Sans surprise, en 2016, Hillary Clinton – déjà face à Trump – avait ainsi concentré 99 % du soutien financier de la zone, selon Crowdpac, une plateforme de suivi des dons politiques. Pourtant, huit ans plus tard, une partie de l’échec de Kamala Harris peut être attribuée à un revirement au sein de cette même Silicon Valley. Celle de ses élites, qui ont viré au rouge vif.Parmi eux, Elon Musk bien sûr, ancien votant démocrate (Obama, en 2008). L’entrepreneur s’est progressivement transformé en “colistier caché” de Trump, tant son soutien médiatique, annoncé juste après la tentative d’assassinat contre le candidat, et financier, semble avoir compté dans la reconquête du Bureau ovale par l’ancien président. Avec 133 millions de dollars investis à lui seul dans le candidat républicain, il s’est imposé comme le quatrième principal donateur de l’élection. Le premier, dans la tech. Même s’il a récemment pris ses distances avec la Vallée – Tesla est parti dans l’Etat plus conservateur du Texas – sa compagnie spatiale Space X opère toujours en Californie. Son réseau social X dispose quant à lui de son siège à San Francisco, dans la “Baie” toute proche du coeur historique de la Silicon Valley.Mais Musk était loin d’être seul. Doug Leone, cofondateur de Sequoia Capital, ou Antonio Gracias, d’Equity Partners, ont aussi mis leur portefeuille au service du camp Trump. Sans oublier, bien sûr, ses anciens compagnons de route chez PayPal : Peter Thiel (Palantir Technologies), les investisseurs Keith Rabois (Khosla Ventures) et David Sacks (Craft Ventures), également très impliqués. Une première grille de lecture, pour ce clan, est celle d’une continuité : ils étaient déjà républicains, versaient dans l’anti-wokisme, tenaient parfois des positions dures sur l’immigration, et avaient même quitté la “Vallée”, comme Elon Musk. Mais ils ont cette fois su élargir leur champ d’influence au berceau de la tech américaine.Vance et la “mafia” PayPalCar J.-D. Vance le leur a demandé. Le colistier, proche de Peter Thiel, a organisé un dîner décisif, cet été, chez David Sacks, à San Francisco. La modeste levée de fonds – 12 millions d’euros – a surtout été accompagnée d’importantes promesses de la part du républicain qui n’avait pas mis les pieds dans la zone depuis plusieurs années : pas de taxation sur les plus-values latentes, pas de régulation.De quoi brasser plus large, donc, chez des personnalités plutôt démocrates. A l’image du duo d’investisseurs Andreessen-Horowitz (a16z). Installés à Menlo Park, ces derniers déploient des milliards de dollars sur l’intelligence artificielle générative et les cryptomonnaies, et laissaient récemment pointer des signes d’inquiétude. “L’administration Biden a passé les quatre dernières années à reconstruire l’État administratif et à envoyer le message clair que les entreprises technologiques doivent obéir aux mêmes lois et réglementations que toutes les autres, résume à L’Express David Karpf, professeur agrégé à l’École des médias et des affaires publiques de l’Université George Washington. Il s’agit pour eux d’un obstacle à leur capacité à gagner de l’argent.”L’enthousiasme global des investisseurs, mercredi matin, ne dit pas le contraire. La défaite de Harris était saluée sur le Nasdaq, l’indice tech phare de la tech américaine, par une hausse de 2 %. Henri Deshays, partenaire chez Newfund, installé à Palo Alto, dans la Silicon Valley, donne la température. “L’ambiance n’a rien à voir avec 2016 ou il y avait une forte inquiétude pour l’avenir du pays (et de la démocratie). Beaucoup pensent que les Etats-Unis vont entamer une décade d’innovation débridée.” Conformément à la vision “accélérationniste” très en vogue dans la Vallée en ce moment, et consistant à innover toujours plus vite sans contrainte, soi-disant pour ne pas “mourir”. Economiquement, mais aussi, littéralement. Nikos Smyrnaios, maître de conférences à l’université Toulouse-III, spécialiste du numérique, rappelle à quel point la Silicon Valley est actuellement traversée par des philosophies et postures transhumanistes. “D’un point de vue éthique, sur la biologie, l’ADN, il est possible que les entrepreneurs puissent être autorisées à aller plus loin dans leurs recherches.”Tout ceci, sans se soucier d’autres problématiques, très actuelles, tel le réchauffement climatique.A minima, les grands patrons de la tech espèrent avoir le champ libre pour croître rapidement dans l’IA. “Le contexte industriel a changé. Cette course à l’intelligence artificielle coûte énormément de talents, d’électricité, d’eau, et dans un contexte où le dollar est de plus en plus cher”, pointe Olivier Alexandre. La concurrence chinoise pèse enfin sur les épaules de “Big Tech”. Ce qui explique sûrement pourquoi Satya Nadella (Microsoft), Sam Altman (OpenAI) ou encore Mark Zuckerberg (Meta), ont tous sorti leur plus belle plume afin de chaudement féliciter Donald Trump. Ils ne l’avaient pas soutenu officiellement ni financièrement. Mais ils pourraient récolter les fruits de sa politique ultra-libérale durant les quatre prochaines années. “Nous pensons que les actions technologiques augmenteront encore de 20 % en 2025”, s’est enthousiasmé le consultant tech Dan Ives de Wedbush, anticipant “l’âge d’or de Trump pour l’IA”, sur X.Le message de félicitations adressé par Mark Zuckerberg à Donald Trump après sa victoire face à Kamala Harris lors de l’élection présidentielle américaine de novembre 2024″Crypto wins”Mais les ambitions de Musk et Thiel, elles, vont bien au-delà. Ces libertariens opposés à toute intervention publique sur leur business, paradoxalement, lorgnent sur les crédits publics. Musk en reçoit énormément, pour Space X, au moins 15 milliards de dollars. Un groupe de réflexion de droite, l’America First Policy Institute, pousse pour un nouveau projet Manhattan, à l’origine de la création de la bombe atomique lors de la Seconde Guerre mondiale. Mais cette fois sur l’IA, qui profiterait aux entreprises qui ont déjà des contrats gouvernementaux, a relayé le site spécialisé The Verge. Comme Palantir, de Thiel. Ou celles de Musk, qui s’est vu promettre un poste de ministre de “l’efficacité gouvernementale” par Trump.Comme eux, l’ex-sympathisant démocrate Marc Andreessen a compris qu’il y avait de bonnes raisons de ne pas se contenter de belles promesses économiques. Mais d’agir directement à la source du pouvoir. “Si ce n’est pas vous qui vous intéressez à la politique, c’est la politique qui s’intéresse à vous”, a-t-il admis dans un clin d’oeil à Machiavel, dans une brillante enquête du New Yorker sur la nouvelle ère du lobbying dans la Silicon Valley, paru début octobre. C’est également l’idée qu’essaye de semer Chris Lehane, un ancien consultant démocrate, ayant aidé Bill Clinton au moment de l’affaire Monica Lewinsky, entre autres, et aujourd’hui à la tête des politiques publiques d’OpenAI. Il ne s’agit plus seulement d’embaucher des lobbyistes pour influencer, peser sur des textes comme l’IA Act en Europe. Mais d’influer directement sur qui est élu, et quels sujets il portera en priorité, avec l’assurance qu’il ne se dressera pas sur la route du secteur. Cette emprise croissante de la Silicon Valley sur la politique ne date certes pas d’hier : une partie de la “tech” s’immisce dans les guerres, et se révèle un atout géo-stratégique – à l’instar des satellites en basse orbite. Son entrisme dans les milieux politiques s’opère naturellement depuis.Mais l’enquête du New Yorker revient sur la manière dont un plus jeune écosystème, comme celui des cryptomonnaies, est déjà branché sur ce lobbying plus agressif. Le secteur a investi plus de 100 millions de dollars dans l’élection de Donald Trump, et sur celle de plusieurs dizaines d’élus “pro-crypto” au Congrès, allant jusqu’à mener des campagnes d’intimidation. La dénommée Katie Porter en a fait les frais lors d’une élection anticipée en mars dernier, par le groupe d’influence Fairshake. Cameron Winklevoss, l’un des jumeaux revendiquant la paternité de Facebook, devenu un magnat de la crypto, a déclaré ceci à sa base avant le scrutin. “L’administration Harris-Biden a coûté 500 millions de dollars en frais juridiques à l’industrie des cryptomonnaies. Votez Trump et cela passera à zéro. Votez Harris et cela gonflera à des milliards. Choisissez judicieusement.” Le 6 novembre, en réaction à la victoire de plusieurs députés pro-crypto – et de Donald Trump – Emilie Choi, une dirigeante de la plateforme d’échange Coinbase, ne s’est pas cachée. “Crypto Wins” (la crypto a gagné), a-t-elle écrit sur X. Mission accomplie.Khan et Gensler sur la selletteEt maintenant ? “La victoire de Trump est à bien des égards une victoire pour les milliardaires de la technologie et du capital-risque, déjà puissants. Avec Vance et Musk, ils ont un siège direct à la table, ce qui signifie que les intérêts des entreprises façonneront la technologie américaine et d’autres politiques de manière encore plus explicite”, commente à L’Express Marietje Schaake, auteure du Tech Coup, un essai publié quelques semaines avant l’élection présidentielle et expliquant clairement le coup de force de la Big Tech sur la démocratie.Le terme de “force” n’est pas exagéré. Le monde de la tech et celui des cryptos ont dans le collimateur deux personnalités. La première, la juriste Lina Khan, de la Commission fédérale du commerce des États-Unis, qui a insufflé un vent frais sur l’antitrust américain (les pratiques anticoncurrentielles), au grand dam des Gafam. Google est plus que jamais menacé par un démantèlement. Ces décisions peuvent être retournées à la faveur d’un renversement politique – c’est ce qui était arrivé à Microsoft, dans une situation similaire, il y a une vingtaine d’années. Elle pourrait être une des premières victimes de la Big Tech. L’autre cible s’appelle Gary Gensler, l’homme à la tête de l’’organisme fédéral américain de réglementation et de contrôle des marchés financiers, la SEC. Aux positions plutôt pro-régulation, et prudent quant au déploiement de ces actifs qui, pour certains, entendent entrer en concurrence avec le dollar. Fin juillet, de la conférence “Bitcoin 2024” qui se tenait à Nashville, Donald Trump promettait de le limoger illico après sa prise de fonction, alors que son mandat court jusqu’en 2026.Deux lectures s’affrontent. Celle d’une soumission totale des géants de la tech. “Maintenant que Trump a été élu, je m’attends à ce que les entreprises technologiques rivalisent pour s’attirer ses faveurs. Elles suivront l’exemple de Musk et agiront comme des propagandistes et des promoteurs. Il les récompensera en leur permettant de contourner l’examen réglementaire. Ce sera terrible pour les consommateurs et les citoyens, mais très profitable pour les oligarques de la technologie”, estime Marietje Schaake. Plausible, au regard du choix de Jeff Bezos de refuser au Washington Post qu’il détient de soutenir officiellement un candidat, en l’occurence Kamala Harris. Ou des appels de Tim Cook à Donald Trump pour se “plaindre” de la politique de l’Union européenne à son égard. “Zuck” a quant à lui qualifié le nouvel homme fort des Etats-Unis de “Badass”, après le tir ayant blessé ce dernier à l’oreille, en Pennsylvanie.50 nuances de neutralitéLes messages de félicitations adressées par Mark Zuckerberg et tous les patrons des plus grandes firmes de la Silicon Valley peuvent cependant être lus différemment. Le boss de Meta n’est pas particulièrement apprécié par Trump, depuis qu’il l’a banni de ses réseaux sociaux en 2020, après l’attaque du Capitole. Le républicain a aussi plusieurs fois menacé Google. Et son administration a allumé les braises de l’antitrust, à la fin de son mandat, à l’égard d’Amazon ou Apple. Donald Trump a soufflé le chaud et le froid sur l’industrie et s’est montré, le plus souvent, totalement imprévisible à son égard.La flatterie peut être une stratégie pour l’amadouer. Quatre ans, après tout, ce n’est pas si long. “Ces dirigeants ont l’habitude de traiter avec des Etats difficiles”, juge Pascal Malotti, directeur conseil et marketing au sein de l’agence Valtech France, citant l’exemple de Tim Cook avec la Chine. Le timing de leurs publications, toutes intervenues à quelques minutes d’intervalle, et leur ton, proche de ceux de chefs d’Etat comme Emmanuel Macron, peuvent plaider en ce sens. La Silicon Valley ne partage, sur le plan des valeurs, rien de plus avec Donald Trump qu’il y a huit ans. En 2017, lorsque ce dernier signe un décret intéressant aux ressortissants de sept pays à majorité musulmane d’entrer aux États-Unis, les Gafam et leurs employés avaient vivement manifesté leur inquiétude. “Apple n’existerait pas sans l’immigration”, avait fustigé Cook.Le média économique Bloomberg note comment les entreprises ont également poursuivi un agenda climatique bien différent de celui de Trump.Néanmoins, rares sont les déçus qui prennent la parole publiquement. “Quelles sont les valeurs américaines que l’on peut revendiquer aujourd’hui ?”, s’est interrogé, dépité, le Français Yann Le Cun, directeur de l’intelligence artificielle chez Meta et grand critique des pratiques d’Elon Musk sur X. Etonnamment, “ici, les pro-démocrates sont plutôt bons perdants”, raconte sur place le français Henri Deshays, de NewFund. “Ils rigolent sur le fait que l’élection n’était, cette fois, pas truquée”. Une gentille pique adressée aux trumpistes qui étaient persuadés du contraire. Eric Newcomer, un reporter chevronné de la Silicon Valley, a lui, pour sa newsletter publiée au lendemain du scrutin, sondé quelques amis de la zone. L’un confie : “C’est bizarre parce que l’élection de Trump donne l’impression que c’est la fin du monde, mais il y a toutes ces personnes très intelligentes que j’aime et que je respecte qui pensent que ce sera la meilleure chose qui soit. Donc j’espère qu’ils ont raison.” En 150 ans d’histoire, la Silicon Valley a souvent été républicaine, remarque le sociologue Olivier Alexandre. Il n’y aurait peut-être, au fond, rien d’anormal à ce qu’elle le redevienne.
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Author : Maxime Recoquillé
Publish date : 2024-11-12 04:30:00
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