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Johan Norberg : “Vu de Suède, la position de la France sur le Mercosur est très déroutante”

Emmanuel Macron le 5 novembre 2024, à L'Elysée à Paris




C’est un psychodrame bien français qui se répète à chaque traité de libre-échange. Alors que des agriculteurs français sont dans la rue pour protester contre un supposé “grand-remplacement” de la viande française par des boeufs brésiliens ou de la volaille argentine, l’ensemble de la classe politique s’oppose à l’accord UE-Mercosur, devenu le bouc émissaire de tous nos maux. Au niveau européen, Emmanuel Macron, pourtant dépeint comme un “néolibéral” par ses détracteurs, mène la fronde pour faire capoter un accord négocié par la Commission.Pour l’économiste et essayiste suédois Johan Norberg, cette attitude de la France est très “déconcertante”. Selon l’auteur du récent The Capital manifesto (Atlantic Books), notre pays aime alimenter de grands discours sur la puissance européenne, mais “dès qu’il y a un accord négocié permettant de manière concrète d’augmenter cette puissance européenne, la France s’y oppose”. Comme si les Français manquaient de confiance dans leurs propres atouts. Pourtant, ce partisan du libéralisme assure que l’Europe doit plus que jamais défendre le libre-échange, alors même que la Chine et les Etats-Unis risquent de nous entrainer dans une guerre commerciale dévastatrice, et qu’il s’agit de trouver à l’étranger des partenaires désireux de continuer à collaborer avec nous.L’Express : Toute la classe politique française, y compris Emmanuel Macron et Michel Barnier, s’opposent à l’accord de libre-échange avec le Mercosur. Le comprenez-vous ?Johan Norberg : Non, c’est très triste. Le commerce bénéficie de manière générale à l’économie, mais c’est d’autant plus le cas aujourd’hui, alors que nous, Européens, sommes pris en étau entre d’un côté la politique nationaliste et agressive du “America first” promue par Donald Trump, et de l’autre côté une Chine dont nous tentons de découpler notre économie pour limiter les risques. La voie pour s’en sortir passe justement par une coalition de partenaires désireux de collaborer avec nous à travers le monde. Le Mercorsur est une opportunité pour cela. Ce marché commun en Amérique du Sud dispose des ressources minières dont nous avons besoin pour la transition énergétique, et notamment les batteries et panneaux solaires. L’accord permet de créer un marché conséquent, avec plus de 700 000 consommateurs et un cinquième de l’économie mondiale.Mais les agriculteurs français ont l’impression d’être les grands perdants de cet accord, au profit de l’industrie automobile…Quand on regarde les secteurs agricoles qui réussissent le mieux en Europe, ce sont justement ceux qui se montrent compétitifs et sont valorisés par le consommateur, même si les produits coûtent parfois plus cher du fait de leur qualité ou de leurs normes plus contraignantes en matière d’environnement. Je rappelle que l’agriculture française a grandement bénéficié du marché commun européen. Je parie qu’à l’époque, de nombreux agriculteurs y étaient opposés, avant de largement en profiter.De manière générale, sur le long terme, nous devons en Europe avoir des emplois et des entreprises plus productives, avec des salaires plus élevés. C’est comme ça qu’on soutient d’autres secteurs de l’économie. La solution n’est en tout cas pas de stagner et de se recroqueviller sur nous-mêmes. Vendre des voitures – dont beaucoup sont d’ailleurs fournies par l’industrie française – à des marchés plus larges est aussi une façon de garantir nos niveaux de vie élevés, et donc de soutenir une agriculture de qualité.Les opposants à ce traité mettent en avant le fait que les pays d’Amérique latine n’ont pas les mêmes standards environnementaux ou de santé que nous, ce qui fausse la concurrence…Je peux comprendre ces angoisses. Si nous avons des normes agricoles trop chères et strictes, il sera difficile d’être compétitif. Nous devrions parfois nous assurer que la règlementation européenne ne soit pas excessive. Elle est bien sûr importante quand il s’agit de la sécurité alimentaire, des antibiotiques donnés aux animaux, ou des règles pour lutter contre le réchauffement climatique. Mais nous ne sauverons pas le monde en nous contentant de ces normes à l’intérieur de la zone européenne. On aura un impact bien plus important si ces changements ont aussi lieu dans d’autres régions du monde. Grâce à la mondialisation, les pays à revenus faibles ou moyens sont en train de faire monter leurs normes environnementales ou sanitaires. Ceux qui le font sont justement ceux qui bénéficient d’une croissance économique. Pour les pays plus pauvres, il faut d’abord pouvoir nourrir sa population avant de pouvoir se soucier de l’environnement. Si nous sommes vraiment sérieux au sujet de ces enjeux écologiques, nous devrions ainsi tout faire pour faciliter l’intégration de ces Etats dans une économie mondiale. L’accord entre le Mercosur et l’Union européenne contient d’ailleurs des clauses sur des normes environnementales et sociales.Si Trump est un libéral, je ne le suis pasLa France mène l’opposition au sein de l’UE contre la signature de cet accord. Notre pays se distingue-t-il par sa méfiance par rapport au libre-échange ?Sur le Mercosur, la France est suivie par d’autres pays, comme l’Italie. Du point de vue de la Suède, on a parfois le sentiment que la France est toujours en première ligne pour faire de grands discours sur la puissance et l’indépendance européenne. Mais dès qu’il y a un accord négocié permettant de manière concrète d’augmenter cette puissance européenne, la France s’y oppose. C’est très déroutant vu de l’étranger. C’est comme si votre pays manquait de confiance en soi culturelle et économique, et qu’il avait l’impression que son industrie ou son agriculture allaient s’effondrer en s’ouvrant au reste du monde. Mais même dans les pays du Mercosur, les entreprises françaises sont très présentes, souvent bien plus que les autres pays européens. La Commission européenne a évoqué plusieurs milliers d’entreprises françaises, de différentes tailles, qui exportent de manière conséquente à destination de ce marché sud-américain. Il y a ainsi une vraie déconnexion entre la réalité et les perceptions. La France a un vrai impact économique à l’étranger, mais dès qu’on veut faciliter ses exportations en rendant le monde encore plus ouvert pour les produits français, il y a un réflexe pavlovien conduisant à dire que ce serait néfaste pour votre pays.Donald Trump veut augmenter les droits de douane pour “rendre sa grandeur à l’Amérique”. Quelles seront les conséquences de ce protectionnisme sur ses électeurs ?C’est très ironique, car Trump a remporté cette élection du fait de l’inflation. Mais il entend mener une politique qui ne va que faire monter les prix encore plus. Cela pénalisera ceux-là mêmes qui ont voté pour lui, surtout les revenus faibles et moyens, ceux qui, même de façon relative, consacrent une plus grande part de leurs revenus aux vêtements, aux produits électroniques ou ménagers. C’est une taxe qui nuira à leur pouvoir d’achat comme à leurs emplois, du fait de la baisse du pouvoir d’achat général. Alors même que la part des emplois industriels a continué à décliner durant le premier mandat de Trump. Les Etats-Unis sont donc en train de se tirer une balle dans le pied.Mais le plus grand danger est que cela finisse, au niveau mondial, par une guerre commerciale, avec des mesures de rétorsion de la part de la Chine et de l’Europe. Toutes les guerres sont stupides, mais les guerres commerciales le sont encore plus.Pour certains à gauche, Donald Trump incarne ce qu’il y a de pire dans le libéralisme. Qu’en pensez-vous ?Si Trump est un libéral, je ne le suis pas (rires). Il représente l’exact opposé de la tradition libérale classique sur deux points importants. D’abord, comme nous l’avons évoqué, Trump rejette un monde ouvert, avec le libre-échange mais aussi l’immigration. Il s’inscrit bien plus dans un courant nationaliste illibéral. Mais sur le plan intérieur également, il rejette l’Etat de droit, la balance des pouvoirs, la protection constitutionnelle des minorités… Son programme populiste s’oppose à ces principes fondamentaux du libéralisme politique. Toute sa vision de l’économie se base sur une conception très transactionnelle et personnelle du pouvoir. Il veut favoriser des entreprises qu’il aime bien parce qu’elles l’ont soutenu ou parce qu’elles ont une main-d’œuvre domestique importante, tout en ciblant les entreprises qu’il n’aime pas parce qu’elles ont financé le parti démocrate. C’est un cauchemar pour n’importe quel libéral, et ce n’est pas ainsi qu’un gouvernement devrait fonctionner. On est bien plus proche d’un gouvernement mafieux que libéral.L’ironie, c’est qu’au niveau mondial, la Chine fait aujourd’hui figure de champion du libre-échange, alors même que ce régime n’a absolument rien de libéral…Cela en dit long sur comment l’Europe et les Etats-Unis ont abandonné ce combat pour la mondialisation, alors que la Chine, elle, ne fait que prétendre être le champion d’un monde plus ouvert. C’est d’ailleurs le grand risque si nous abandonnons cet accord avec le Mercosur, car ces pays ne feront que se rapprocher de la Chine. La même chose est arrivée quand les Etats-Unis, sous Trump, se sont retirés du Partenariat transpacifique. La Chine n’est en rien un bon représentant du libre-échange, puisque ce régime autoritaire ne suit nullement les règles du jeu, avec des représailles commerciales et des politiques très mercantilistes.Pour Francis Fukuyama, la première élection de Donald Trump en 2016 pouvait passer pour une aberration. Mais sa large victoire cette année démontre que nous sommes entrés dans une nouvelle ère rejetant le libéralisme. Etes-vous tout aussi inquiet que lui pour les démocraties libérales ?Je suis d’accord avec Fukuyama que cette seconde victoire de Trump est bien pire que la première. Nous savons désormais que c’est ce que souhaitent une majorité d’Américains pour leur futur. Et Trump a bien moins de garde-fous pour ce nouveau mandat. Je suis donc inquiet pour l’ordre mondial. Mais tout dépend ce que nous ferons ! Il y a un manque de confiance en eux des Européens qui concerne autant l’économie que la guerre en Ukraine. Nous nous disons que si les Etats-Unis nous abandonnent, c’est fichu. Mais notre économie est presque équivalente à l’économie américaine, étant simplement désavantagée par le taux du dollar. Nous avons 100 millions d’habitants en plus. Nous disposons de nombreux atouts ! Et n’oublions pas qu’il y a d’autres pays au monde. Regardez les pays du Mercosur, ou les pays de l’Asie de l’Est qui souhaitent faire partie de l’économie globalisée. Nous pourrions prendre le leadership, ce qui serait bénéfique pour l’Europe comme pour le monde. On pourrait même montrer à Donald Trump, qui ne jure que par le “deal”, que nous sommes capables de prendre notre destin en main.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2024-11-20 17:52:56

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