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Prêtre TikTok, IA, streaming “vertueux” : Internet, nouveau temple des religieux

3830 Nouveaux Mondes Geek et Dieu




Dieu est partout, assurent nombre de croyants. En 2024, l’axiome se vérifie jusque dans les téléphones. “Prenez soin de votre vie spirituelle”, conseille YouPray, au-dessus d’une image de Mère Teresa. L’application, téléchargée plus de 130 000 fois, propose aux catholiques des contenus audio pour les accompagner dans la prière. “Entre deux messes dominicales, ils utilisaient déjà des livrets. Le numérique donne à ces supports une nouvelle dimension”, explique le fondateur et directeur général Timothée Berthon.Le fait qu’une partie de l’offre soit payante – 60 euros par an – a fait hausser les sourcils de certains fidèles, reconnaît-il. La prière ne devrait-elle pas demeurer un acte gratuit ? “La plateforme requiert beaucoup de travail. Ce modèle freemium [NDLR : qui mélange accès libre et offre payante] nous donne les moyens de produire nous-même des contenus sérieux, haut de gamme, là où ceux que vous trouverez gratuitement sur Internet sont parfois de qualité variable”, souligne-t-il. Il est vrai que leur catalogue maison, enregistré en studio, est vaste. Chaque jour, YouPray met en ligne un nouvel audio de l’Evangile, lu et commenté par un prédicateur. L’application propose également un vaste rayon de musiques chrétiennes et des contenus pédagogiques.Illustrations soignées, rubriques pratiques, sous-titrage… L’appli a des airs de Spotify ou de Netflix. Jusque dans le prosaïsme déroutant de certains contenus : “Les fins de mois sont difficiles” ou “Je suis anxieux”. “L’idée est d’accompagner les gens dans leur vie quotidienne, faite d’émotions, de joies, de peines, de défis, et de les mettre en contact avec des paroles de la Bible ou des saints qui éclaireront les situations qu’ils traversent”, fait valoir le DG de YouPray. La proposition, portée par des campagnes de publicité ciblées sur les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille, séduit. L’entreprise, qui a levé 500 000 euros il y a deux ans, prépare le lancement de nouvelles options. Et songe à étendre ses ailes à l’international.Comme elle, une myriade de croyants et de religieux ont investi le monde numérique. Aux débuts du Web 2.0, avec timidité. Internet regorge de blogs personnels, de pubs criardes, de sites classés X et de forums de gamers qui se demandent si le monde n’est pas une simulation géante. Les communautés religieuses n’ont pas les codes, et cela se voit. Les geeks s’en moquent gentiment, en créant des cultes parodiques tels que le pastafarisme, dont le dieu est le Monstre en Spaghettis Volant. “Mais les religions se sont emparées d’Internet plus vite que la télé, qui avait été diabolisée à ses débuts”, pointe Mihaela-Alexandra Tudor, professeure à l’université Montpellier III, dont les recherches portent sur la recomposition du religieux sous l’impact des médias classiques et sociaux.”100 raisons de croire en Dieu”Dans la sphère catholique, le pape Jean-Paul II marque les esprits lorsqu’il déclare qu’Internet peut offrir de “magnifiques” opportunités d’évangélisation. “Et dès les années 1990, on commence à voir se former ce que le politologue Olivier Roy appelait l’Oumma en ligne, cette communauté musulmane mondiale dans la sphère virtuelle”, souligne Isabelle Jonveaux, sociologue des religions à l’université de Fribourg et auteure du livre Dieu en ligne (Bayard). Le Covid-19 accélérera le virage.Les chrétiens sont désormais bien visibles sur les réseaux sociaux. Comme Kévin, qui gère le compte Instagram @memechretien, spécialisé dans ces images détournées au moyen de légendes humoristiques. La photo d’une enfant au regard insistant devient “Ma Bible lorsque je ne la lis pas”. La vidéo de parlementaires huant un discours en tapant frénétiquement sur leurs pupitres, “Les repas en colo chrétienne”. “L’idée est de parler de la foi librement, avec des références de notre temps”, pointe l’auteur aux 66 000 abonnés, qui précise : “Je mets rarement ‘Dieu’ directement dans mes mèmes, et si je le fais, c’est avec discernement.”Lunettes fines, coupe sage, Victor Dubois de Montreynaud, alias “le catho de service”, compte, lui, 45 000 followers sur sa chaîne YouTube. “Je réponds aux pires arguments des athées”, “100 raisons de croire en Dieu”… Ses vidéos affichent des titres et des vignettes chocs. “L’objectif de ma chaîne est d’affermir les croyants, mais aussi d’interroger les non-croyants, d’encourager ceux qui hésitent encore”, explique le jeune homme. Egalement actif sur Instagram et TikTok, il reconnaît cependant que les réseaux sociaux présentent certains écueils : “Il est difficile de transmettre l’Evangile en une minute. Diffuser certains messages sans en trahir la profondeur est un défi.”La communauté chrétienne n’est pas la seule à sillonner le continent numérique. Des applications telles que Muslim Pro ou Athan fournissent aux musulmans les heures de prières, des boussoles virtuelles vers la Mecque, des traductions du Coran. La start-up Bigitec Studio invite, elle, les internautes à visiter depuis leur fauteuil le mont Arafat ou le pont de Jamarat sur son jeu Muslim 3D. Dans la communauté juive, certaines plateformes s’ingénient à reproduire les rites physiques, en s’éteignant par exemple le jour du shabbat. “Et de nombreux sites Web dédiés à l’étude judaïque sont apparus”, précise Isabelle Jonveaux. Au Vietnam, le moine bouddhiste Giac Minh Luat dispense sa sagesse à des millions de followers sur TikTok. En Inde, des temples hindouistes s’ouvrent aux dons dématérialisés. Partout dans le monde, la technologie se mêle au religieux.Dating religieux et streaming “vertueux”Les grands succès du Web ont, du reste, donné des idées aux croyants. A commencer par l’essor des applications de dating. “Au début, elles n’avaient pas très bonne presse dans notre milieu. Certains pensaient qu’elles n’étaient pas synonymes de relations durables”, se remémore Pierre Macquère, cofondateur de l’appli de rencontres chrétiennes Heavn. Mais la pratique entre peu à peu dans les mœurs. Alors qu’émergent des sites spécialisés par âge, hobby, voire orientation politique, des plateformes comme Heavn, Mektoube ou JDream font le pari de réunir les célibataires animés d’une même foi.Du côté du streaming aussi une nouvelle concurrence émerge, avec des plateformes vidéo se vantant de ne proposer que des contenus “conformes” aux préceptes d’une religion. En Malaisie, Nurflix propose ainsi à ses 40 000 abonnés des films “moraux et éthiques” et des dessins animés consacrés à différents prophètes musulmans. Le tout dans une interface qui ressemble à s’y méprendre à celle du géant Netflix.”Le numérique peut fortifier les liens de la communauté”, observe Eric Le Meur, président de l’association Carpe Deum, qui a développé l’application de prière éponyme. Dans les pays opprimant certaines minorités religieuses, il leur offre même une échappatoire. Un soutien. L’anonymat d’Internet aide aussi les croyants à poser plus librement des questions, notamment sur la sexualité. Pour les religions prosélytes, le Web constitue enfin un outil puissant. Il ouvre la possibilité de s’adresser aux citoyens du monde entier, sans avoir à prendre l’avion, les valises pleines de brochures.Cet essor de la God Tech pose cependant des défis inédits aux cultes contemporains. “Internet a amplifié l’émergence mondiale d’un marché des biens religieux, où chacun vient puiser à sa guise des éléments spirituels, en faisant fi des autorités traditionnelles établies. En ce sens, il dérégule l’usage du religieux et le monopole d’accès au sens, contrôlé par les autorités”, pointe François Mabille, chercheur au CNRS et directeur de l’Observatoire géopolitique du religieux à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).Les ultra-conservateurs, rois des réseaux sociauxDes internautes, sans aucune formation théologique, s’autoproclament experts sur les réseaux sociaux. Ceux qui en maîtrisent bien les codes deviennent parfois des “stars”, plus connues que des autorités dûment appointées. Le problème ? Ils racontent parfois des sornettes à leurs millions d’abonnés. “Ou donnent des conseils génériques qui ne prennent pas toujours en compte les subtilités du courant de l’internaute à qui ils répondent”, observe David Douyere, enseignant chercheur à l’université de Tours et coresponsable du réseau Relicom, communication et espaces du religieux.Le grand imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, s’est plusieurs fois ému des contrevérités circulant sur les réseaux. En particulier lors des législatives anticipées de 2024, lorsque des prédicateurs en ligne se sont mis à faire circuler l’idée que voter serait contraire à la religion musulmane. “C’est du délire, alertait-il dans les colonnes de Sud Ouest. Aucun savant dans le monde musulman maîtrisant le droit, l’éthique, la théologie ne vous dira de ne pas aller voter […] On fait face à ce genre de messages depuis le courant salafiste qui déjà, dans les pays musulmans, interdisait le vote, puisqu’il considère que la démocratie est une hérésie.”Paradoxalement, les courants rigoristes sont souvent ceux qui ont le plus investi Internet. Et tentent d’ériger en normes, dans certains pays, des pratiques qui ne sont chez eux que marginales. En France, des tiktokeurs suivis par des centaines de milliers de jeunes les ont ainsi chaudement encouragés à ne pas respecter la loi interdisant le port de l’abaya à l’école. Aux Etats-Unis, les religieux ultra-conservateurs sont aussi en pointe dans le numérique.Le parcours du futur vice-président J.D. Vance, proche des libertariens technophiles, illustre l’influence qu’une nouvelle génération de chrétiens nationalistes surconnectés a gagnée. Un courant extrémiste, qui estime que “l’Amérique ne devrait pas être uniquement gouvernée par des valeurs chrétiennes, de manière abstraite, mais par la loi chrétienne”, rappelle Thomas Lecaque, professeur associé d’histoire à l’université de Grand View, en Iowa, dont les travaux portent sur les religions apocalyptiques et la violence politique.Leurs fidèles pullulent sur des réseaux sociaux comme Truth Social, Gab, Rumble et désormais X, des plateformes qui laissent prospérer contenus haineux et désinformation, au nom d’une liberté d’expression totale. Ils tirent notamment parti des mots-clés et des pubs Google pour que les sites de leurs “centres de grossesse en détresse” – de fausses cliniques – apparaissent en tête des résultats de recherche lorsqu’une femme se renseigne sur l’IVG. Des pratiques qui se diffusent dans d’autres pays – la France y est elle aussi confrontée.”Le complotisme et l’extrémisme chrétien s’enchevêtrent parfois, précise Thomas Lecaque. Le mouvement QAnon, par exemple, arbore une structure eschatologique, qui superpose une théorie conspirationniste de suprémacistes blancs à une bataille entre le Bien – censé être défendu par QAnon, mais aussi Trump – et le Mal, qui serait un supposé culte de pédophiles sataniques gouvernant le monde.”Sur Internet, où le clash et les phrases chocs assurent des primes à l’audience, ces courants extrêmes ont souvent des audiences numériques bien plus fortes que dans le monde physique. Au grand dam des modérés, qui ne se reconnaissent plus dans les propos véhiculés en ligne. Sur le Reddit r/openchristian, une internaute s’émeut ainsi de voir de plus en plus de contenus “emplis d’ignorance” qui “diabolisent les autres religions”, “déshumanisent les LGBT” et “véhiculent l’idée que les femmes chrétiennes devraient s’habiller modestement”.”Le miracle passe à travers l’écran”L’intelligence artificielle constitue un autre enjeu pour le monde religieux. Cette technologie peut démultiplier les capacités des croyants à explorer et comprendre les textes de leur culte. Mais les IA génératives, aux mécaniques probabilistes, sont par nature imprévisibles. Et leurs réponses parfois erronées. Textes en anglais, images d’illustration… Les données sur lesquelles les grands modèles d’IA ont été entraînés n’offrent qu’une vision partielle et assez déformée de l’humanité. Demandez-leur de représenter le quotidien type d’un chrétien, d’un juif ou d’un musulman, et bien souvent ils livreront un visuel affreusement stéréotypé. Comme les courants politiques et culturels, les mouvements religieux ont donc un intérêt existentiel à être bien représentés par ces IA, via lesquelles les internautes s’informeront majoritairement demain.Abou Dhabi l’a bien compris en investissant très tôt dans la création d’un grand modèle de langue arabe, Noor (2022), puis d’un second, plus ambitieux encore, baptisé Falcon (2023). L’église suisse de Lucerne a, elle, expérimenté fin novembre un Jésus IA, entraîné sur des textes théologiques et capables de répondre dans plus de 100 langues aux questions des visiteurs – non sans s’attirer quelques polémiques.Dernière question épineuse pour le monde religieux : jusqu’où laisser le numérique s’infiltrer ? Selon les courants, les vues diffèrent. “Certains protestants font des cérémonies de guérison en ligne. Ils considèrent que le miracle peut passer à travers l’écran des participants. Dans le monde catholique, on ne peut pas vivre la communion en ligne, un prêtre doit la consacrer. La confession virtuelle n’est pas non plus possible”, observe Isabelle Jonveaux. Quelle que soit leur position sur le sujet, tous les courants religieux doivent néanmoins composer avec la réalité d’une offre en ligne toujours plus riche. Et la menace que des fidèles ultra-connectés se fassent plus rares dans les lieux de culte, alors que les rassemblements physiques apportent une autre dimension à leurs pratiques. La religion à portée de clic, entre deux blagues, trois pubs et une bonne série ? Une tendance émergente sur les réseaux sociaux. Au risque d’y perdre son âme.



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Author : Anne Cagan

Publish date : 2024-11-30 10:45:00

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