Une certaine tradition intellectuelle – la sociologie bourdieusienne – place au cœur de ses analyses la notion d’habitus : il s’agit du résultat des apprentissages qu’un individu reçoit lors de sa socialisation et qui forgent ses perceptions, ses jugements et ses comportements. Aucun sociologue, quelle que soit sa sensibilité programmatique, ne doute de l’influence que l’environnement social peut avoir sur un individu mais tous n’acceptent pas la vision forte que s’en faisait Pierre Bourdieu pour qui l’habitus représentait les déterminations collectives qui s’inscrivent sous une forme inconsciente et hors d’atteinte de la volonté des sujets. En somme, l’esprit humain serait gouverné par des mécanismes causals aveugles, par “une forme de pouvoir qui s’exerce sur les corps en s’appuyant sur des prédispositions préalablement constituées qu’il déclenche comme des ressorts”, comme l’exprime lui-même l’ancien professeur du Collège de France.Des études sur la réalité virtuelle autorisent à revisiter ce concept clé de la sociologie. Le but des chercheurs qui les ont produites n’était pourtant pas de contrarier les mânes de Bourdieu. La découverte de ce qu’ils ont nommé l’effet Proteus est, cependant, de nature à nous faire réfléchir sur les interprétations sociologisantes trop simplistes. L’effet tire son nom du dieu métamorphe Protée qui a fourni un radical en latin à l’origine du terme protéiforme. De quoi s’agit-il ? Il a été découvert, en 2007, par Nick Yee et Jeremy Bailenson, deux chercheurs de l’université de Stanford. Ils se sont demandé si la forme des avatars choisis dans un monde de réalité virtuelle pouvait modifier certaines de nos dispositions ? Pêle-mêle, les deux chercheurs ont constaté que, selon l’apparence physique choisie, ou même la taille de l’avatar, les conduites sociales étaient différentes. Ainsi, un sujet qui incarnait un avatar séduisant avait tendance à se rapprocher physiquement plus des autres avatars dans le monde virtuel qu’il ne le faisait avec un autre type d’identité : il était constaté parfois plus de 1 mètre de différence !Grande plasticité identitairePlus intéressant encore, dans des jeux qui consistaient à se partager une part d’argent, la somme que chacun s’attribuait avait tendance à être proportionnelle à la taille de l’alter ego numérique. Les avatars plus petits toléraient plus facilement des partages déloyaux en leur défaveur. Cet effet prend un tour plus étonnant encore si l’on endosse l’apparence d’un génie comme Léonard de Vinci. En effet, une étude collective a montré que, lorsque les sujets volontaires pour s’immerger dans le monde virtuel endossaient cette identité, ils manifestaient de façon évidente de meilleures capacités créatives et d’innovation ! Anatole Lecuyer, chercheur à l’Inria, qui a justement participé à cette étude, souligne qu’on observe la même chose lorsqu’il s’agit d’incarner Albert Einstein. On constate alors que les sujets de l’expérience augmentent leurs capacités à résoudre toutes sortes de tâches cognitives !La réalité virtuelle a aussi été convoquée pour évaluer la modification des stéréotypes dans un monde alternatif. Plusieurs recherches ont montré que lorsque des sujets d’expérience dans le métavers intégraient un corps différent, du point de vue du genre de l’ethnie aussi bien que de l’âge, les préjugés associés à ces caractéristiques avaient tendance à s’effacer très significativement.Plutôt que d’en avoir une interprétation magique, on peut sans doute comprendre l’effet Proteus comme l’intégration des attentes sociales réciproques qui sont liées à une apparence et aux stéréotypes qui s’y attachent. Mais la possibilité même de cet effet devrait aussi nous faire envisager que les processus de socialisation qui ont précisément inscrit certaines dispositions dans notre personnalité ne ressemblent certainement pas à des ressorts qui s’imposeraient à nous sans que nous puissions y faire grand-chose. Le caractère instantané des modifications des choix et des préférences des sujets de l’effet Proteus montre l’existence d’une grande plasticité identitaire. Celle-ci place les individus au carrefour des possibles, plutôt que dans un imaginaire champ électromagnétique où ils ne seraient que de la limaille de fer.* Gérald Bronner est sociologue et professeur à La Sorbonne Université.
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Author : Gérald Bronner
Publish date : 2024-12-01 12:00:00
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