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“2025 déterminera si la démocratie vit ou meurt” : l’alerte de Maria Ressa, Prix Nobel de la paix

US President Donald Trump (R) attends a meeting with Russia's President Vladimir Putin during the G20 summit in Osaka on June 28, 2019.




Son “combat courageux pour la liberté d’expression” lui a valu le prix Nobel de la paix en 2021. La journaliste philippine Maria Ressa, critique virulente de l’ancien dirigeant Rodrigo Duterte, a subi un acharnement judiciaire de la part du régime autoritaire du président “punisseur”, de 2016 à 2022. Ce dernier n’est plus au pouvoir, mais la rédactrice en chef du média d’investigation Rappler, qu’elle a cofondé en 2012, est bien placée pour savoir que les démocraties sont fragiles : “Après l’élection de Duterte, tous les contre-pouvoirs se sont effondrés en l’espace de six mois.” La journaliste voit dans bien des démocraties actuelles les mêmes signaux inquiétants qui ont placé les Philippines entre les mains d’un tyran. Adversaire acharnée des géants de la tech et des réseaux sociaux – une “boue toxique” – Maria Ressa estime qu’ils sont le bras armé des autocrates, l’allumette qui pourrait réduire en fumée les fondements de nos démocraties libérales. Et ce dès 2025. “Notre écosystème d’information publique nous pousse de plus en plus à passer d’une pensée lente, rationnelle, basée sur le choix, à un instinct tribal, à la violence et à la haine”, alerte-t-elle.Roumanie, Corée du Sud, Etats-Unis… Même les pays où la compétition électorale est la plus libre flirtent désormais avec le danger. Et si l’ère des autocrates et des dictateurs n’en était qu’à ses débuts ? “2025 déterminera si la démocratie vit ou meurt”, prévient l’auteure de Résistez aux dictateurs (Fayard, 2023). “Sommes-nous encore réellement libres de nos choix ? Ou sommes-nous condamnés à être manipulés ?” interroge Maria Ressa. Laquelle invite les citoyens du camp libéral à se réveiller avant qu’il ne soit trop tard. Après avoir lu cet entretien, on ne pourra plus dire qu’on ne savait pas.L’Express : Pouvez-vous nous expliquer concrètement comment les réseaux sociaux ont contribué à l’émergence de l’autoritarisme aux Philippines sous la présidence de Rodrigo Duterte entre 2016 et 2022 ?Maria Ressa : C’est allé très vite. En l’espace de six mois, tous les contre-pouvoirs se sont effondrés. J’ai appelé cela “la mort par mille coupures” où, lentement, petit à petit, de petites mesures d’un gouvernement autoritaire finissent par éroder progressivement les fondements d’une démocratie. Aux Philippines, comme dans de nombreuses régions du monde, l’un des éléments déclencheurs de ce phénomène a été la technologie, en particulier les réseaux sociaux [NDLR : les Philippins figurent régulièrement parmi les trois premières nations qui passent le plus de temps sur les réseaux sociaux], où l’on peut répéter un mensonge un million de fois jusqu’à ce qu’il finisse par devenir une “vérité”. Le micro-ciblage est utilisé pour influencer les citoyens au niveau individuel. Ce système de modification comportementale cible l’équivalent cellulaire d’une démocratie, c’est-à-dire les électeurs, avec comme conséquence de menacer l’intégrité du processus démocratique. Le but est de pirater notre biologie, de changer notre ressenti et notre perception du monde. Cela modifie ensuite nos actions et, en fin de compte, notre façon de voter.Selon vous, les démocraties libérales, plus menacées que jamais, doivent tirer les leçons de ce qui s’est passé aux Philippines lors du mandat de Duterte. Pourquoi ?Mon Dieu, je me sens comme Sisyphe et Cassandre réunis (Rires). Comme je l’ai expliqué à travers l’exemple des Philippines, nous avons vu les dangers que la technologie fait peser sur les démocraties. Ce phénomène n’est pas limité aux Philippines. Il se propage à travers le monde. L’exemple le plus récent est celui de la Roumanie. Des notes des services de renseignement roumains ont révélé comment le Kremlin, dans sa guerre de l’information, a littéralement propulsé Calin Georgescu, un candidat prorusse qui avait mené sa campagne principalement sur TikTok, en tête du premier tour de la présidentielle. Heureusement, pour la première fois, un pays démocratique a su réagir face à ce type d’ingérence [NDLR : la Cour constitutionnelle a annulé le scrutin en raison des manipulations révélées]. Certes, cette décision a plongé le pays dans une nouvelle crise politique, mais elle a permis de préserver l’intégrité du processus électoral. Cet épisode doit nous alerter.Tout comme ce qui s’est passé ces derniers jours en Corée du Sud, où le président Yoon Suk-yeol a décrété la loi martiale avant d’être contraint de faire marche arrière et d’être destitué. Le simple fait qu’il ait cru pouvoir agir ainsi, avec dans une certaine mesure le soutien de l’armée, montre que les dirigeants, majoritairement des hommes, continuent de tester les limites du système démocratique. Mais il y a encore plus inquiétant. Dans son rapport publié début 2024, l’Institut V-Dem [affilié à l’université suédoise de Göteborg] a révélé que 71 % de la population mondiale vit désormais sous un régime autoritaire. Il est frappant de voir aujourd’hui que dans de nombreux pays, les citoyens élisent démocratiquement des dirigeants illibéraux. C’est un défi majeur pour les démocrates.Nous avons normalisé la mort des démocratiesLa dérive autoritaire observée aux Philippines sous Rodrigo Duterte pourrait, selon vous, se reproduire outre-Atlantique avec le retour à la Maison-Blanche de Donald Trump. Vous parlez d’un risque de “philippinisation” des Etats-Unis.Absolument. La Constitution philippine est calquée sur celle des Etats-Unis. Comme je l’ai mentionné, dans notre cas, il a suffi de six mois pour que les contre-pouvoirs d’une démocratie s’effondrent et s’inclinent devant Rodrigo Duterte, le président le plus puissant que nous ayons jamais eu. Une partie de la manière dont il a gouverné reposait sur la peur, la colère et la haine, en dressant les gens les uns contre les autres. Il s’agissait d’un gouvernement vindicatif. Par exemple, la sénatrice Leila de Lima, qui avait dénoncé la corruption et les crimes du régime, a été emprisonnée pendant près de sept ans. Les institutions américaines ont certes résisté lors du premier mandat du président Trump mais tiendront-elles cette fois-ci ? Donald Trump a déjà annoncé son intention de retirer certains droits. Je vous renvoie à ce propos à un article du New York Times publié peu avant l’élection, qui a compilé les déclarations et promesses du candidat Trump : expulser des millions d’immigrés, déployer l’armée contre ses opposants politiques, donner des instructions au ministère de la Justice pour poursuivre ses détracteurs, etc. Vous voyez, nous y sommes déjà…Vous avez écrit un livre intitulé Résistez aux dictateurs dans lequel vous expliquez comment lutter contre les tyrans autoritaires, la désinformation et les mensonges. Mais comment un citoyen russe ordinaire peut-il s’opposer à un homme comme Vladimir Poutine en l’absence d’élections libres ?Vous savez, mes amis à Moscou me disent qu’ils y mènent une vie tout à fait normale. Les Russes qui vivent dans la capitale ne ressentent pas la guerre. L’emprise des médias y est si totale qu’ils ont une vision complètement différente des choses. Eh bien, c’est la direction que prend le monde : celle des réalités alternatives. Et malheureusement, ce problème ne concerne pas seulement la Russie.Une vague populiste a déferlé sur une bonne partie de l’Europe après cette année riche en élections. Le vote prorusse a fait une percée dans des pays comme la Roumanie ou l’Autriche. Cela vous inquiète-t-il ?Comment ne pas l’être ? Regardez ce qui se passe en Géorgie : des manifestants affrontent un gouvernement prorusse qui, au cours des derniers jours, a déclaré qu’il privilégierait un recul concernant l’adhésion à l’Union européenne. Pendant ce temps, des citoyens descendent dans la rue pour protester. Ces manifestants sont arrêtés, emprisonnés et battus. Nous vivons dans un monde en feu, avec des guerres en Ukraine et à Gaza. Et toutes ces violences sont amplifiées par la violence en ligne. Or, celle-ci se traduit par une violence réelle.Le monde actuel est un bois sec prêt à s’enflammerSi nous vivons dans un marécage toxique qui nous incite à la haine, nous finissons par l’absorber, ce qui modifie notre comportement dans le monde réel. L’Europe a tenu bon. Mais notre écosystème d’information nous pousse de plus en plus à passer d’une pensée lente, rationnelle, basée sur le choix, à un instinct tribal, à la violence et à la haine. Sommes-nous encore réellement libres de nos choix ? Ou sommes-nous condamnés à être manipulés ? Voilà le cœur du sujet.Selon vous, les réseaux sociaux ont accéléré l’avènement des pouvoirs autoritaires et des dictateurs à travers le globe. Mais n’y a-t-il pas d’autres éléments d’explication ? Les leaders libéraux n’ont-ils pas failli quelque part ?Je pense que trop peu de journalistes ont compris à quel point les réseaux sociaux sont devenus un système de contrôle et de modification des comportements. Et je dirais que si nous, à Rappler, aux Philippines, en avons conscience, c’est parce que nous l’avons vécu. Nous l’avons observé. Nous avons vu le changement s’opérer. J’ai les données pour le prouver. Donc, oui, chaque gouvernement est une réaction à celui qui le précède. Mais ce que nous voyons au niveau mondial, c’est un bois sec prêt à s’embraser. Et les réseaux sociaux sont l’allumette qui allume le feu. La raison pour laquelle j’ai mentionné la Roumanie précédemment, c’est que c’est la première fois qu’un pays prend cette menace au sérieux. Imaginez si, en 2016, les Etats-Unis avaient fait la même chose. Dans quel type de monde vivrions-nous aujourd’hui ? Le problème était déjà là en 2016. Les données étaient disponibles ici, aux Philippines. En France, pendant la campagne présidentielle de 2017, on a même exigé la suppression de 30 000 à 50 000 faux comptes Facebook. Nous étions donc au courant mais nous avons laissé cela se produire, à cause à la fois du lobbying des entreprises technologiques, du sentiment d’impuissance inculqué ainsi que d’une méconnaissance du pouvoir exercé par les réseaux sociaux sur la manière dont nos comportements en groupe sont modifiés et manipulés. Et c’est en partie la raison pour laquelle nous assistons à la mort de la démocratie.Avant l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis, Francis Fukuyama estimait dans Foreign Affairs que l’année 2024, marquée par un nombre record d’élections, avait contredit les prédictions alarmistes annonçant le triomphe du populisme illibéral, en s’appuyant notamment sur les exemples de la Pologne, du Mexique, du Royaume-Uni et de Taïwan. Partagez-vous son optimisme ?Je vous l’ai dit, c’est une mort par mille coupures. Vous continuez à être entaillé, vous continuez à saigner, et pourtant vous pensez que tout va bien. Cela me rappelle la métaphore de la grenouille dans l’eau qui chauffe. Si la grenouille reste dans une eau qui chauffe lentement, elle finit par être bouillie vivante. Mais si vous la jetez dans de l’eau bouillante, elle sautera immédiatement dehors. C’est cela qui nous manque aujourd’hui. Nous avons en quelque sorte normalisé la mort des démocraties. A ce sujet, il faudrait écouter quelqu’un comme l’historien Timothy Snyder, qui a étudié ce qui s’est passé en Europe. Ce qui nous arrive aujourd’hui, nous l’avons déjà traversé par le passé, et nous savons comment l’éviter. La grande différence, cette fois, c’est la technologie, car il est désormais difficile de distinguer le vrai du faux. Et nos émotions sont utilisées contre nous. Francis Fukuyama est-il trop optimiste ? Ayant déjà vécu cette expérience, je sais qu’il l’est (Rires). Même si j’aimerais avoir tort…Vous avez déclaré récemment : “2024 est à la démocratie ce que les deux dernières minutes sont à un match de basket équilibré, au moment où la rencontre bascule dans un sens ou dans l’autre.” La fin du match approche… Verdict ?Je pense que nous ne verrons pas les conséquences de toutes les élections de 2024 avant l’année prochaine : selon moi, 2025 déterminera si la démocratie vit ou meurt. Non seulement les dirigeants autoritaires et illibéraux s’attaquent aux institutions dans leurs propres pays, mais ils s’allient sur le plan international. L’autocratie, c’est une question de pouvoir et d’argent, n’est-ce pas ? Donc, la question est : que va-t-il se passer pour l’Ukraine ? Pour Gaza ? Quelles sont les répercussions quand les Etats-Unis prennent des décisions qui peuvent être perçues comme antidémocratiques ? Que faire alors qu’au Venezuela Nicolás Maduro reste au pouvoir malgré des preuves de fraudes électorales ? Nous vivons dans un monde instable, comparable à des sables mouvants. Et l’ONU est impuissante. Avons-nous encore un ordre international fondé sur des règles ou est-ce l’impunité qui règne ? Si c’est l’impunité qui l’emporte et que nous perdons la démocratie, il faudra des décennies pour la reconstruire. 2025 sera une année test pour le monde.Pour nos enfants, les réseaux sociaux sont aussi dangereux que l’alcool et le tabacVous avez qualifié Mark Zuckerberg, le patron de Meta, et Elon Musk, dirigeant de X, de “dictateurs”. Auriez-vous pu intituler votre livre Comment tenir tête aux géants de la tech ?Oui. J’ai même souligné que Mark Zuckerberg détient bien plus de pouvoir que l’ancien président Duterte. Quant à Elon Musk, il est devenu une véritable menace depuis qu’il a racheté Twitter, rebaptisé X, et commencé à mettre en œuvre en toute impunité des politiques de manipulation insidieuse des citoyens tout en imposant ses points de vue sans aucune transparence. Il a été nommé ministre de “l’efficacité gouvernementale” par Donald Trump, ce qui signifie que ses actions sont désormais cautionnées par un Etat. C’est choquant. L’ancienne députée européenne Marietje Schaake a récemment publié un livre (The Tech Coup : How to Save Democracy from Silicon Valley) où elle expose toutes ces dérives. Chaque jour où ces entreprises technologiques puissantes, souvent bien plus puissantes que des Etats-nations, continuent de s’accaparer du pouvoir, les Etats-nations en perdent davantage.L’Union européenne a adopté le Digital Services Act, le Digital Market Act ou encore l’AI Act pour encadrer les activités des grandes plateformes numériques. Pensez-vous que cela soit suffisant ?L’Europe a accompli un travail fantastique dans ce domaine. Mais à chaque fois qu’elle a adopté des réglementations, les géants de la tech ont trouvé le moyen de les contourner. C’est un sujet particulièrement épineux. L’Australie vient de promulguer une nouvelle loi interdisant les réseaux sociaux aux enfants de moins de 16 ans. Mais est-ce suffisant ? Nous avons permis aux grandes entreprises technologiques de déployer cette technologie extrêmement puissante à l’échelle mondiale sans aucune forme de garde-fou. Je pense que c’est une question de sécurité. C’est comparable au tabac. Les fabricants de cigarette savaient dix ans avant le public que leurs produits étaient nocifs mais ils ont continué parce qu’ils en tiraient des bénéfices colossaux.Pensez-vous que ces leaders de la big tech auront un jour des comptes à rendre à la société ?Cela dépend de nous et de notre acceptation, de notre volonté de porter ces affaires devant les tribunaux civils. Et cela commence à se produire. Prenez l’exemple des débats actuels sur l’IA générative. Il y a quelques semaines, une mère de famille de Floride dont l’enfant s’est suicidé a déposé plainte contre une entreprise d’IA générative. Cette technologie n’a pas été testée, et ils l’expérimentent sur nous. C’est comme si l’on mettait un médicament non testé sur le marché ! Je m’inquiète pour les nouvelles générations. Pour la première fois, cette année, l’administrateur de la santé publique des Etats-Unis s’est publiquement exprimé sur l’impact des réseaux sociaux sur les adolescents, qui présentent des taux plus élevés d’insomnie, de troubles de l’attention, et même de suicide. Et avec l’intelligence artificielle générative, comment apprendront-ils à trouver du sens, à définir leurs valeurs dans un système d’incitations qui récompense les comportements néfastes ?



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Author : Laurent Berbon

Publish date : 2024-12-22 16:00:00

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