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“Comme un chien qui s’est fait tabasser. Toute sa vie, il a cette vibration en lui.” Dix ans après Charlie.

Le procès des attentats de Charlie Hebdo s'ouvre mercredi 2 septembre à Paris. (Photo by STEPHANE DE SAKUTIN / AFP)




Bernard Verlhac, dit “Tignous”, avait cela en commun avec son animal fétiche – le panda – qu’il était un cœur tendre, mais du genre impressionnant quand il se mettait en colère. Et en ce mardi de l’été 2013, Tignous était en rogne. Ce qui tourmentait le dessinateur de Charlie – il officiait alors également à Marianne où nous étions collègues –, c’était une information selon laquelle les deux policiers chargés de la sécurité de Charb allaient certainement être réaffectés, car considérés comme une “protection de confort”. Cela faisait plusieurs fois en quelques mois qu’au travers de fuites dans la presse, le dispositif de sécurité du directeur de la publication de Charlie Hebdo était pointé du doigt, parmi d’autres, comme superflu. “Profiteurs de la République”, titrerait même VSD le 4 décembre 2014.Alors ce jour-là, Tignous fulminait. Son visage de rocker bonhomme – rouflaquettes brunes et dents du bonheur – avait viré à la tempête. Assis à son bureau, au cœur de l’open space aux murs rouges de Marianne, il rappelait que Charb était menacé par de très sérieuses fatwas ; qu’en 2011, un incendie au cocktail Molotov avait ravagé les locaux de Charlie ; qu’en septembre 2012, un jeune homme avait été arrêté à Toulon en possession d’un couteau : il parlait de s’en servir à Paris contre les dessinateurs de l’hebdomadaire… Alors : “qui [étaient] ces connards qui [laissaient] sous-entendre un caprice de VIP ?”Bien sûr, personne n’imaginait ce qui allait se passer rue Nicolas Appert, le 7 janvier 2015. Et notamment : pas ceux de Charlie. Reste que les années précédant l’attentat, dessinateurs, journalistes, employés du journal satirique persistaient à défendre un droit – le nôtre –, une liberté – la nôtre -, malgré les menaces d’ennemis qu’ils savaient sérieux. Le courage, voilà ce que disait la colère de Tignous. L’inconscience, voilà ce que répondait la désinvolture en écho. Dans un magnifique chapitre de son Lambeau, le journaliste et écrivain Philippe Lançon, grièvement blessé au visage par une rafale des frères Kouachi, décrit la scène suivant l’attentat, où il se retrouve allongé à côté des corps inertes de Bernard Maris et de Tignous : “Je n’ai pas vu sur le moment ce que le rapport de police, lu dix-huit mois plus tard m’a révélé : un stylo restait planté droit entre les doigts d’une main, en position verticale. Tignous était en train de dessiner ou d’écrire quand ils ont fait irruption. Les enquêteurs ont noté ce détail qui indique la rapidité du massacre et la stupeur qui a précédé l’exécution de chacun d’entre nous. Tignous est mort un stylo à la main comme un habitant de Pompéi saisi par la lave […]”. L’image dit la soudaineté de la violence qui fige les gestes de l’ordinaire dans sa brutalité – un dessinateur en train de dessiner. On ne peut s’empêcher de voir également dans ce feutre planté à la verticale, l’image d’un homme mort avec, à la main, l’instrument de son droit et de sa liberté.Où en sommes-nous, dix ans plus tard ?Dix ans ont passé. “Le drame est achevé. Quel est donc celui qui s’avance ? – Moi car il y eut un survivant au naufrage.” Quand j’ai rencontré Riss pour la première fois, au printemps dernier, ces mots de la fin de Moby Dick se sont frayé un chemin. Un survivant s’avançait, assez fidèle aux photos : grand et mélancolique. Au cours de la conversation, nous avons parlé de Salman Rushdie, dont Flammarion venait de publier Le Couteau. Dans ce récit, on apprend qu’au moment de l’attaque à laquelle il a survécu, Rushdie vivait à sa demande sans protection policière : l’écrivain voulait croire que l’eau avait coulé sous les ponts, que la fatwa s’était émoussée, et que la haine l’avait oublié. Je demandais à Riss, désormais directeur de la publication de Charlie, ce qu’il en pensait. Lui qui, depuis 2015, vit avec l’ombre des policiers qui le précèdent en tout lieu. “Je comprends la tentation de l’optimisme, a-t-il répondu. On voudrait croire à un moment qu’on peut respirer, se passer de la protection. Mais cet espoir-là, c’est quand on n’a jamais vécu le surgissement de la violence, la confrontation avec la mort… Parce qu’après, ça ne te quitte plus jamais. C’est comme une vibration dans le corps, en permanence : tu sais que ça peut basculer à tout instant. Comme un chien qui s’est fait tabasser. Toute sa vie, il a cette vibration en lui…”A quoi servent les anniversaires qu’on ne fête pas ? Les anniversaires douloureux, comme celui des dix ans des attentats de janvier 2015, qui ont tué rue Nicolas Appert, à Paris, le mercredi 7 ; à Montrouge le jeudi 8 ; et à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes le vendredi 9 ? A commémorer les morts, c’est entendu ; à célébrer les vivants. Mais aussi : à faire le bilan. Où en sommes-nous, dix ans plus tard ? Que dirions-nous aux 11 de Charlie Hebdo ? Que la liberté d’expression a triomphé ? Il faudrait leur taire la vérité : Samuel Paty, décapité à la sortie de son collège pour avoir donné un cours sur la liberté d’expression à ses élèves de 4e et, pour illustrer son propos, montré deux caricatures de Mahomet publiées par Charlie. Il faudrait leur taire Dominique Bernard, poignardé dans son lycée d’Arras parce qu’il était professeur de français et que, selon les termes de son assassin, “c’est l’une des matières où l’on transmet la passion de la République, de la démocratie, des droits de l’homme, des droits français et mécréants”. Il faudrait leur taire la peur qui s’installe partout – “la trouille bleue”, comme l’avait décrite un jour Riss dans un éditorial. Que dirions-nous à Ahmed Merabet ? A Clarissa Jean-Philippe ? Que la République tient ferme face à l’islamisme ? Que dirions-nous aux quatre de l’Hyper Cacher ? Que l’antisémitisme a reculé ? Alors que depuis le 7 octobre 2023, il a flambé comme jamais depuis des décennies ? Que pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de Français juifs ont peur au point d’enlever leurs noms des boîtes aux lettres ? Cet anniversaire n’est pas seulement triste parce qu’il commémore des attentats qui ont meurtri la France. Il l’est aussi parce que, dix ans plus tard, on ne peut s’empêcher de tirer un bilan amer, et inquiet.



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Author : Anne Rosencher

Publish date : 2025-01-05 07:45:00

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Tags : L’Express

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