“Vous savez, les femmes Le Pen ont leur propre détermination…” La remarque est assortie d’un sourire en coin, faussement réprobateur. Jean-Marie Le Pen croit-il vraiment à ce qu’il affirme, cet après-midi de février 2022, planté dans un fauteuil de velours défoncé, depuis son bureau de Montretout ?Lui qui a fondé, il y a plus de cinq décennies, une dynastie politique, et toujours agi pour faire de sa famille la seule représentante légitime de l’extrême droite française. En cinquante ans, rien, jamais, n’a réussi à pousser à l’ombre des Le Pen, dont le destin politique était assigné à la naissance. Chose dont le patriarche s’est toujours assuré.Le clanC’est que la famille Le Pen vit dans un monde sans frontières, où se percutent les vies privée et politique. Une bulle où tout se mêle et se traverse. Une sphère où le foyer peut exploser ou servir de bureau, où les caméras débarquent dans la cuisine, où les conflits familiaux se règlent dans la presse, où l’on utilise ses propres enfants comme composante de son argumentaire. “J’aime mieux mes filles que mes cousines, mes cousines que mes voisines, mes voisines que des inconnus et des inconnus que des ennemis”, avait coutume de répéter le “diable de la République”. Chez les Le Pen, les trois filles, Yann, Marie-Caroline et Marine, sont sommées de participer à la publicité familiale dès le plus jeune âge. Les week-ends sont souvent consacrés aux choses du parti. On accompagne “Le Pen”. Dans les cortèges pour réclamer le rétablissement de la peine de mort, dans ses meetings, applaudissant lorsqu’il compare l’immigration maghrébine à “l’avant-garde des Barbares à l’assaut de l’Occident”, sur les plateaux télévisés, aussi.1986. Marine Le Pen a 17 ans lorsque l’on vient filmer un dîner familial pour un portrait consacré à son père. Face caméra, le visage poupin encadré de deux rideaux de cheveux blonds, campée au fond du canapé, elle affirme : “Mon père, c’est quelqu’un dont vraiment je suis fière, je suis très heureuse de m’appeler Mademoiselle Le Pen, et vraiment de plus en plus.” Quelques mois plus tard, un jour de 1987, après que Jean-Marie Le Pen a qualifié les chambres à gaz de “point de détail de la Seconde Guerre mondiale”, c’est elle qui ouvre la porte du logis aux journalistes.Entre-temps, le divorce violent de ses parents est chroniqué dans toute la presse. La bataille à laquelle se livrent son père et sa mère se fait par médias interposés. Les filles Le Pen découvriront leur mère, Pierrette, photographiée en costume de soubrette dans les pages de Playboy. Réponse illustrée à Jean-Marie Le Pen, qui avait soutenu que si cette dernière avait besoin d’argent elle n’avait “qu’à faire des ménages”. Y compris dans ce conflit privé, les filles sont sommées de prendre position. Et feront bloc derrière leur père. Marine Le Pen affirmant, dans les colonnes de Paris Match : “Une mère, ça fait partie d’un jardin secret, pas d’une décharge publique.”Les Le Pen sont un clan, qui vit dans l’ombre de Jean-Marie. Un clan qui se déchire, se trahit, s’affronte, mais se pardonne, toujours. Lié par ce sentiment de faire front contre un système, un établissement. Un clan, surtout, où la politique se transmet en héritage.Une histoire d’héritageLa photo est en noir et blanc. De l’océan comme horizon se détachent les trois silhouettes des jeunes filles, emballées dans leurs parkas de mer. L’image illustre deux pages et est assortie d’un titre. “Jean-Marie Le Pen, notre père… Entretien avec les trois filles du président du Front national”. Elle est publiée en janvier 1995, dans un dossier spécial de National Hebdo (feuillet du Front national). Faire de son patronyme une marque, et de sa progéniture des ambassadrices. Le mélange des genres est assumé par l’ancien député poujadiste.”Vous êtes des filles Le Pen pour la vie, ça ne va pas être facile, alors autant vous y mettre tout de suite”, a-t-il coutume d’asséner à ses filles. Dans son autobiographie A Contre flots, publiée en 2006 (Ed. Grancher), Marine Le Pen évoque ses premiers pas dans le monde de son père. “La politique est un virus que l’on a dans l’organisme. Il se développe plus ou moins tard, nous laissant parfois des moments de rémission, mais il ne se fait jamais oublier, sauf à ne l’avoir jamais contracté. Je l’avais quant à moi attrapé bébé. J’étais comme disait mon père ‘tombée dedans quand j’étais petite’, comme Obélix dans la potion magique. Et à mon grand désespoir… cela me plaisait.”Il est aux côtés des deux candidats à sa succession, sa fille Marine et Bruno Gollnisch. Son successeur sera connu dimanche matin.Tomber en politique est une chose plus aisée lorsqu’on dispose d’un appareil enclin à vous recueillir. Le Front national, en l’occurrence. Véritable PME familiale dont Jean-Marie Le Pen s’était proclamé “seul monarque”, et qui a offert l’hospitalité à la sororie. Les filles Le Pen évoluent dans ce cocon, à la fois politique, familial et entrepreneurial. Elles y rencontrent leurs amis, leurs maris, aussi. Celui de Yann se nomme Samuel Maréchal, patron à l’époque du Front national de la jeunesse. Et celui de Marie-Caroline, Philippe Olivier, bras droit de Bruno Mégret, est aujourd’hui conseiller spécial de Marine Le Pen.Marie-Caroline, l’aînée, est la première à s’engager. Elle rejoint le parti d’extrême droite en 1975, motivée par “les attaques subies par sa famille”. Elle sera candidate sous l’étiquette frontiste à de multiples reprises, et celle que Jean-Marie Le Pen considère d’abord comme son héritière politique. Avant qu’elle ne trahisse le clan familial pour les rangs de Bruno Mégret, pendant la “scission” du parti en 1999. Yann, elle, est plus discrète. Salariée du parti, elle refuse d’apparaître en premier plan. Contrairement à la benjamine, Marine, qui, très tôt, s’engage sur le chemin paternel. L’entourage communie dans le même constat : “Marine, c’est Jean-Marie avec des cheveux.” Même carrure dense, même caractère revêche, même morgue. Qui d’autre, finalement, pouvait succéder à son père ?La figure du chefLa fille du chef a-t-elle cru, un instant qu’il lui faciliterait la tâche ? C’est tout le paradoxe lepéniste. S’il se réjouit de voir ses enfants suivre sa voie, Jean-Marie Le Pen ne supporte pas qu’on lui fasse de l’ombre. Telle est l’ambivalence de ce chef de famille qui se vautre dans les provocations à chaque tentative du parti de s’éloigner de la ligne frontiste originelle. En 2005, il provoque la colère noire de sa fille en déclarant dans l’hebdomadaire négationniste Rivarol que l’occupation allemande “n’a pas été si inhumaine”. Marine Le Pen songe alors à arrêter la vie politique. Se sent-elle incapable de tenir tête à celui qu’elle appelle à la fois “Le Pen” et “l’homme de sa vie” ? Elle choisit de persévérer, candidate à la tête du parti, et ouvre la voie de la “dédiabolisation” – comprendre : cesser les provocations inutiles sans pour autant se défaire de l’arrière-boutique radicale et de la culture d’extrême droite. A l’extrême droite, on n’a pas coutume de contester le chef. Il a bien fallu.La bataille ne se gagne pas sans égratignure. Ancien para, Jean-Marie Le Pen reste attaché au prix du sang. Un chef qui se respecte doit mériter ses galons. S’il pousse sa cadette à l’engagement, c’est avec un plaisir parfois pervers qu’il s’évertue à lui mettre des bâtons dans les roues. Un jour de 2011, alors que le conflit pour sa succession fait rage entre Marine Le Pen et Bruno Gollnisch, un fidèle de la première heure, il assure : “Ma succession n’est pas ouverte, d’ailleurs on peut mourir avant son père ou avant son président…”Tuer le pèreMai 2015. La déclaration, comme à son habitude, est ciselée. “J’ai honte que la présidente du Front national porte mon nom, et je souhaiterais d’ailleurs qu’elle le perde le plus rapidement possible. Je ne souhaite pas qu’elle s’appelle Le Pen.” Jean-Marie Le Pen, 86 ans, vient d’être exclu par sa fille du parti qu’il a fondé. “Il ne m’a pas laissé le choix”, juge alors Marine Le Pen, présidente du Front national depuis quatre ans, qui estime que l’ancien chef était entré dans un “processus de provocation” qui s’apparentait à du sabotage. A 47 ans, la fille vient de tuer le père. Opération nécessaire pour mener à bien son projet politique, dont elle ne cessera de répéter combien elle lui a coûté personnellement. Jamais, toutefois, elle ne reniera son nom, celui qui a fait son succès et reste son fardeau. A l’ombre de Jean-Marie, on naît Le Pen, et on le reste.Une photo d’archive prise le 1er mai 2015 à Paris montre le fondateur et président d’honneur du parti politique d’extrême droite français le Front National (FN), Jean-Marie Le Pen, faisant des gestes sur scène sous le regard de la présidente du FN, Marine Le Pen, pendant la rassemblement annuel du parti en l’honneur de Jeanne d’Arc.Comme l’héritage paternel, empoisonné, qu’on repousse toujours sans jamais renier. Aujourd’hui encore, Marine Le Pen cite régulièrement l’ancien président frontiste. Et parfois, derrière la chevelure blonde de la fille, pointe le verbe du père. Comme ce jour de janvier 2023. En déplacement dans le Pas-de-Calais, Marine Le Pen est accueillie par quelques militants, qui entonnent Le Chant des partisans. Réaction : “Ah ! J’aime les bolchos quand ils chantent, c’est là qu’ils sont le moins chiants !” Il lui arrive aussi de citer les classiques de l’extrême droite, comme Le Camp des saints, de Jean Raspail, ouvrage raciste qu’elle conseille, en marge d’une rencontre avec la presse en septembre 2023, de relire, considérant qu’il retrace “l’histoire du renoncement, la préfiguration de soumission”. Jamais, d’ailleurs, Marine Le Pen n’a considéré que Jean-Marie Le Pen avait fait preuve d’antisémitisme. Malgré les condamnations pour apologie de crime de guerre et contestation de crimes contre l’humanité, ou pour provocation à la haine, à la discrimination et à la violence raciale. Mal en prendrait d’ailleurs à quiconque au sein du parti de se livrer à une critique publique du patriarche. Jordan Bardella lui-même évoque aujourd’hui de simples “maladresses” pour qualifier ces déclarations. Cinquante ans après sa fondation, l’aura du chef continue d’imprégner le parti, qui n’a jamais véritablement rompu avec son créateur. Pour sa famille, politique et charnelle, Jean-Marie Le Pen reste un “patriote”, un “lanceur d’alerte qui a dressé les bons constats”.De la lignéeLui-même, à 94 ans, mis en retrait de la vie politique, se vit comme une “Cassandre”. “Je suis le monstre sacré, celui qu’on vient consulter dans la plus grande discrétion”, s’esclaffe-t-il régulièrement, conscient à la fois de son aura et de sa radioactivité. L’âge rend mélancolique, et facilite la confidence. Cette fin d’après-midi, en février 2022, son regard s’attarde dans le vide et il lâche, doucement : “Il est certain que, quand on arrive à mon âge, on regarde un peu dans le rétroviseur, ma foi sans complexe. On aurait pu faire beaucoup d’autres choses, mais l’on se contente de celles qu’on a réalisées.” Car il y a, chez Le Pen, désir d’éternité resté inachevé. Et l’idée, persistante, que sa lignée s’éteindra avec lui. “Je ne me bats pas pour mettre sur un piédestal la dynastie Le Pen, jure le vieux. D’autant que ma lignée ne comporte que des filles… Alors de Le Pen, il n’y a plus que moi.”Il y a bien Marine, bien sûr. Dont la carrière politique “réjouit le papa”. Mais ses petits-enfants, eux, ne portent plus son nom. Même Marion Maréchal, sa petite favorite, qu’il a poussée, elle aussi, à s’engager, a finalement choisi de retirer la marque de son patronyme. Et pourtant. “Je ne regrette rien de ma vie, assure-t-il. J’ai l’impression, aujourd’hui, de récolter les fruits de mon combat politique, mais je me suis fait une certaine idée de mon importance relative dans le monde de notre temps.” Au crépuscule de sa vie, Jean-Marie Le Pen a fait le deuil de sa lignée. Celle sur laquelle il a régné, en mentor et en despote, l’entraînant avec lui dans les voies tortueuses de la politique. Certain, malgré tout, que son héritage politique lui survivra, au-delà de son nom.
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Author : Marylou Magal
Publish date : 2025-01-07 12:45:00
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