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Mort de Jean-Marie Le Pen : “Comme Donald Trump ou Elon Musk, il prêtait souvent le flanc à sa caricature”

L'ex-président du Front national (FN) Jean-Marie Le Pen, à Vineuil le 15 mai 2014




Au crépuscule de sa vie, Jean-Marie Le Pen en était convaincu : une fois passée l’arme à gauche, “les gens” diraient du bien de lui parce qu’il “le mérite”, tout simplement. Ce fils de marin pêcheur, devenu pupille de la nation après la mort de son père, qui s’est empiffré de livres et qui a appris à manier le verbe pour le mettre au service du combat politique auquel il consacré sa vie. Et qu’importent, estimait-il, les frasques misogynes, homophobes, racistes. Qu’importent les pirouettes antisémites qui franchissaient les frontières du négationnisme. Lui martelait ne regretter aucune miette de sa vie, parlait régulièrement “d’abnégation héroïque” et s’agaçait de voir que “les gens sous-estiment ce que c’est d’être président du Front national”.A quelques heures des obsèques du “diable de la République” à la Trinité-sur-Mer ce samedi 11 janvier, Romain Rosso, qui a suivi pour L’Express le Front national de 1995 à 2012 et écrit trois ouvrages sur le parti à la flamme, raconte Jean-Marie Le Pen, ses fulgurances, son antisémitisme ancré, et ses relations avec sa fille, Marine Le Pen.L’Express : Quand avez-vous rencontré Jean-Marie Le Pen pour la première fois ?Romain Rosso : C’était en août 1995, à Toulon (Var). J’étais jeune journaliste, débutant à L’Express. La rédaction m’avait envoyé suivre l’université d’été du Front national, la première organisée dans la principale ville tombée dans l’escarcelle du parti d’extrême droite en juin de la même année. Trois villes en tout venaient de basculer : Toulon, donc, mais aussi Marignane (Bouches-du-Rhône) et Orange (Vaucluse) – une quatrième ville, Vitrolles, toujours dans le Sud-Est, passera sous pavillon FN en 1997. Cette année-là, le parti lepéniste avait aussi obtenu le score de 15% à la présidentielle (et 12,48 % aux législatives de 1993). Ce qui justifiait une couverture journalistique permanente de la part du premier hebdomadaire français. Cette université d’été devait célébrer ces victoires, mais elle a été entachée par le décès de l’éminence grise de Jean-Marie Le Chevallier – le nouveau maire FN de Toulon – Jean-Claude Poulet-Dachary, retrouvé mort en bas de sa cage d’escalier. Les responsables du parti se sont retrouvés à devoir gérer un fait divers politique avec une enquête de police. Inutile de vous dire la colère de Jean-Marie Le Pen…A quoi ressemblaient vos entretiens avec lui ? Etait-il le même homme que le bateleur des tribunes ?Ses rapports avec les médias n’ont jamais été simples. Les journalistes eux-mêmes étaient sur le fil du rasoir, d’un côté, considérés au FN comme des “adversaires” et, de l’autre, accusés par les militants antifascistes de faire la promotion de la “bête immonde”. En parler ou pas ? Mon job, c’était d’aller voir dans les coulisses et de rendre compte de ce qu’il se passait derrière les apparences et les effets de tribune : relater et analyser les stratégies du FN, évaluer sa tentative d’implantation dans la société, décoder les messages frontistes, mais aussi révéler les conflits souterrains qui s’y déroulaient. Et Dieu sait qu’ils étaient nombreux ! La règle était celle-ci : avec Le Pen, jamais de off, ces conversations officieuses courantes chez les politiques. Au contraire, chaque entretien dans son bureau, à Saint-Cloud, était systématiquement enregistré puis archivé par le directeur de son service de presse, Alain Vizier. Certaines rencontres, cependant, échappaient à ce protocole particulier. Moins convenues, elles donnaient à voir le vrai Le Pen. L’homme était étonnant, tantôt cultivé, cordial, sans acrimonie ni rancune, parfois charmeur, tantôt susceptible, orgueilleux, voire pédant, martial ou colérique, selon son humeur. Il y a deux sujets sur lesquels il était plus sourcilleux que d’autres : l’argent – et notamment toute question concernant sa fortune acquise depuis son héritage controversé de la villa de Montretout par le cimentier Hubert Lambert – et sa santé. Une fois, en 2006, il m’avait appelé pour me tancer d’avoir évoqué le fait qu’il avait une canule dans un bras.J’avais pour pratique de le voir une fois par an en tête à tête à son bureau de Montretout, sur la colline de Saint-Cloud, à chaque veille de rentrée politique. C’était une façon de prendre le pouls de son humeur et surtout de savoir ce qu’il avait en tête, quels thèmes il allait développer au cours de l’automne. Sa culture politique, forgée sous la IVe République, le situait aux antipodes de ses rivaux, aux discours souvent formatés. Il était capable de réciter une citation latine, puis, la phrase suivante, de rire d’une plaisanterie de corps de garde ou de tomber dans l’anecdote graveleuse.C’était aussi un véritable animal politique doté d’un véritable instinct. Il s’est parfois montré visionnaire quand il avait deviné qu’il pouvait accéder au second tour de la présidentielle en 2002. Il avait fait l’analyse que la multiplication des candidatures à gauche pouvait jouer contre la candidature de Lionel Jospin, Premier ministre socialiste sortant. L’Express avait publié un article intitulé “Au secours, Le Pen revient”. Nous étions en janvier 2002… Une autre fois, le 17 décembre 2004, il m’avait expliqué pourquoi il pensait que Ségolène Royal serait candidate à la présidentielle. “Elle est énarque, m’avait-il dit. Elle a été collaboratrice puis ministre de Mitterrand, mais à des postes peu exposés, enfin, elle est [alors] la femme du Premier secrétaire du Parti socialiste. Et puis, après le 21 avril 2002, le PS doit trouver un truc marketing pour la prochaine présidentielle : une femme, c’est parfait.”Dans un entretien accordé à l’INA, Renaud Dély qui a suivi comme vous le Front national dans les années 1990, raconte s’être fait prendre à partie par des militants frontistes très violents après l’élection de Bruno Mégret à Vitrolles. Avez-vous vécu des scènes similaires ?Il y a eu en effet des périodes très dures. Notamment dans ces années-là et début des années 2000. Sur les tribunes et les estrades, devant son public, il lui arrivait de s’attaquer très violemment aux journalistes. Ce qui nous valait en retour des attitudes houleuses, agressives de la part des militants du FN dans les meetings. A cette époque, les attaques contre les médias qui n’étaient pas acquis à sa cause étaient systématiques. Face à cette adversité, les journalistes couvrant le parti avaient constitué une petite communauté très soudée.Vous est-il arrivé de parler avec Jean-Marie Le Pen des accusations de torture en Algérie portées à son encontre ?Pas directement non. C’était, à l’époque, de l’histoire ancienne. Mais je peux imaginer l’attitude qu’il aurait eu face à ce type de question. En revanche, il nous est arrivé à L’Express de revenir sur sa déclaration sur les chambres à gaz, prononcée sur RTL en 1987, qui lui a valu d’être mis au ban de la République, notamment par les leaders de la droite. C’était après la présidentielle de 2002. Nous l’avions retrouvé, avec le rédacteur en chef du service France de l’époque, Christophe Barbier, lors d’un déjeuner pour débriefer la campagne où il était parvenu à se hisser au second tour, ce qui avait provoqué un choc dans la société française. L’atmosphère était détendue, la discussion politique, jusqu’au moment où on lui demande : “Franchement, vos déclarations sur les chambres à gaz n’étaient pas sérieuses ? Vous ne les pensez pas vraiment ?”. Le Pen s’est soudain refermé et nous a rétorqué sévèrement : “Je ne vous répondrai pas. Ça m’a coûté suffisamment cher. La loi ne permet pas de s’exprimer librement sur ces sujets”. Il faisait référence à la loi Gayssot qui réprime le négationnisme et l’antisémitisme. Malaise… Le doute subsiste.“Ne pas pouvoir s’exprimer librement”, Jean-Marie Le Pen s’en est régulièrement plaint. Aujourd’hui, la liberté d’expression est un sujet qui revient beaucoup, notamment du côté d’Elon Musk et de Donald Trump. Jean-Marie Le Pen avait aussi l’art de se mettre en scène, même dans ses vieux jours. Peut-on dire qu’il était une sorte de Trump avant Trump ?Comme Donald Trump ou Elon Musk, dans un autre style, Jean-Marie Le Pen prêtait souvent le flanc à sa caricature. Je me souviens d’un autre déjeuner de presse, le 9 septembre 2003. Jean-Marie Le Pen évoque le décès, la veille, de la cinéaste Leni Riefenstahl, l’égérie d’Hitler, à 101 ans. “Vous vous rendez compte qu’elle continuait à tourner à plus de 90 ans. Appelez-moi Jean-Marie Riefenstahl !” Comment interpréter sa blague ? En était-ce une ? Lui qui déteste qu’on le ramène sans cesse à la Seconde Guerre mondiale se moque-t-il de sa propre caricature ? Il en jouait, c’est sûr. C’était ça, Jean-Marie Le Pen.Jean-Marie Le Pen, c’est également un des premiers leaders populistes…Formé à la Corpo, l’association des étudiants en droit, qu’il avait présidée en 1949, il avait découvert la politique grandeur nature avec Pierre Poujade, lors des législatives de 1956. Le poujadisme est, je crois, la véritable matrice de la pratique politique du tribun Le Pen, qui avait très vite perçu l’enjeu de la révolte des artisans et commerçants. Jamais campagne ne fut aussi brutale que celle du leader de l’UDCA (Union de défense des commerçants et artisans), qui a aussi marqué Le Pen de son empreinte idéologique : dérapages antisystème, connotations antisémites implicites, xénophobie rampante, phobie des médias, etc. Jean-Marie Le Pen était resté poujadiste dans l’âme, un rebelle, un réprouvé.Les poujadistes étaient des sortes de populistes et de dégagistes avant l’heure. C’est sous cette étiquette qu’il a été élu député pour la première fois, à l’âge de 27 ans. Dans l’Hémicycle, il est alors placé à l’extrême droite. Par ailleurs, étant issu d’un milieu pauvre, populaire, avec un père marin pêcheur et une mère couturière qui vivaient dans une maison au sol en terre battue sans électricité, il s’est toujours senti un peu différent, à la marge. C’est, en tout cas, le récit qu’il a exploité tout au long de sa vie politique. Le slogan de sa campagne présidentielle de 1988 était intitulé : “Le Pen, le peuple”.A-t-il une équivalence dans la classe politique actuelle ?Par son parcours et ses dérapages à connotation antisémites, souvent contrôlés parfois hasardeux, Le Pen reste un personnage unique. Il possédait une culture très vaste et lisait en permanence. Les journalistes qui lui rendaient visite remarquaient qu’il disposait d’immenses piles de livres à côté de son bureau. Formé dans sa jeunesse chez les jésuites, il a éprouvé leur discipline très rude. Mais, en même temps, c’est chez eux qu’il a forgé sa grande culture classique. Son éloquence était sans pareille chez les politiques. Sauf peut-être chez Jean-Luc Mélenchon. Le leader de La France insoumise incarne un leader charismatique, outrancier, n’hésitant pas, comme lui, à braver l’autorité de la République…A la question de Catherine Nay “qui de Mitterrand ou de Chirac est le plus à gauche”, Jean-Marie Le Pen aurait éludé : “Quelle question, Chirac évidemment !”.Mitterrand étant passé par Vichy dans ses jeunes années, il se sentait probablement plus proche de lui que de Chirac, à qui il a toujours reproché son côté radical-socialiste. Jacques Chirac est devenu sa bête noire parce que le patron du RPR avait imposé l’instauration d’un cordon sanitaire à ses troupes après les déclarations de Le Pen sur les chambres à gaz. Le FN était alors en pleine croissance. En 1986, Le Pen venait de faire élire 35 députés à l’Assemblée nationale. Une percée qui avait conduit certains responsables politiques de droite à entamer des discussions, notamment sur le plan local, avec le Front national. D’autant que la droite et le centre s’étaient déjà alliés au frontiste Jean-Pierre Stirbois lors de la municipale partielle de 1983. On avait parlé d’un “coup de tonnerre”. Chirac y met un coup d’arrêt. Le Pen ne l’a jamais admis, et a certainement souffert d’être de nouveau ostracisé, lui qui se voyait comme un grand leader de la droite.Vous parlait-il souvent de Marine Le Pen et des rapports qu’il entretenait avec elle ?On le questionnait souvent à ce sujet. Il a fallu que Marine Le Pen fasse d’abord ses preuves. Il ne lui a pas cédé le gouvernail sans la mettre au défi de lui prouver qu’elle en était capable. D’autant qu’elle a dû affronter l’adversité de la branche catholique traditionnaliste du parti, qui poussait la candidature de Bruno Gollnisch. De ce point de vue, on ne peut pas vraiment qualifier Marine Le Pen d’héritière. Initialement, c’était Marie-Caroline qui était sur orbite pour reprendre le flambeau. A l’époque, Marine Le Pen ne voulait pas faire de la politique, mais devenir avocate. C’est après la scission avec le délégué général Bruno Mégret, quand Marie-Caroline est partie de la maison à la cloche de bois avec son compagnon Philippe Olivier, que Marine Le Pen s’est retrouvée en première ligne face à Bruno Gollnisch. Les partisans de ce dernier ont multiplié les manœuvres contre elle. A partir de là, le père n’a plus beaucoup caché son admiration pour sa benjamine. J’ai raconté cette anecdote un jour où Marine Le Pen passait dans une grande émission. Le poste de télévision de Jean-Marie Le Pen ne fonctionnait pas. Il s’est empressé d’aller dans les appartements de Yann Le Pen, l’autre sœur de Marine, qui vit au deuxième étage de la maison de Montretout. Jean-Marie Le Pen s’est installé sur un tabouret de la cuisine. A la fin de l’émission, il a lancé : “C’est parfait, parfait”.Plus tard, il me confiera être bluffé par son talent médiatique. D’autant qu’il savait la difficulté de l’exercice, la maîtrise de soi que cela exigeait. Il connaissait aussi le prix du choix de cette vie parce que cette vie, c’était la sienne. Il savait ce que cela représentait comme sacrifices. Il parlait à cet égard d’une abnégation “héroïque”. Un jour, il m’a dit : “Les gens sous-estiment ce que c’est d’être président du FN. C’est une charge psychologique assez forte. Il faut arbitrer les conflits internes, faire marcher la baraque, répondre aux remous de l’actualité tout en exerçant sa fonction parlementaire. Il ne faut pas craindre le stress et surtout, il faut avoir envie, être prêt à sacrifier sa vie personnelle, sa vie professionnelle, sentimentale.”Depuis une dizaine d’années, Marine Le Pen s’efforce de dédiaboliser le parti. La mort de son père va-t-elle permettre d’entériner ce processus ou se sentira-t-elle en quelque sorte obligée de porter son héritage ?Lorsqu’elle a pris la tête du FN, elle a accepté tout l’héritage du parti, celui de son père. A l’époque, elle répétait volontiers : “Je peux faire avec Jean-Marie Le Pen, je peux faire sans Jean-Marie Le Pen, mais je ne peux pas faire contre Jean-Marie Le Pen”. Elle se contentait de bouder et de prendre ses distances quand son diable de père l’exaspérait par ses dérapages. Quand elle a pris les commandes du parti, leurs relations ont fini par devenir tumultueuses, jusqu’à ce qu’elle décide, en 2015, de l’exclure de la présidence d’honneur du parti qu’il avait fondé. Le plus dur a-t-il été fait à cette époque ? Quel impact politique le décès de ce dernier aura-t-il sur son avenir politique ? C’est trop tôt pour le dire.Avez-vous eu des réticences à l’idée de suivre le Front national de Jean-Marie Le Pen à la fin des années 1990, alors que vous veniez de démarrer votre carrière de journaliste ?A l’époque, le parti était couvert avec le reste de la droite. Il n’y avait pas de rubricard dédié au Front national. Sylvie Pierre-Brossolette, alors cheffe du service politique de L’Express, m’a proposé de m’y coller. J’ai dit oui et je n’ai jamais regretté parce qu’il y avait beaucoup à faire, beaucoup à dire sur ce parti qui n’était plus tout à fait émergent, mais qui était tout de même sur une rampe de lancement, donc il y avait beaucoup à décrypter, beaucoup de matière à enquêter, beaucoup de sujets à lever.Pensez-vous qu’il est plus simple de suivre le RN d’aujourd’hui que le FN d’il y a vingt ans ?Ce n’était pas aisé de travailler sur le Front national du temps de Jean-Marie Le Pen, ça n’est pas forcément plus simple aujourd’hui, car ni sa fille ni Jordan Bardella ne correspondent à la caricature d’extrême droite que le vieux leader incarnait.



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Author : Ambre Xerri

Publish date : 2025-01-11 07:45:00

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