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Anne Applebaum : “S’il arrive quelque chose à Poutine demain…”

Vladimir Poutine, le 26 décembre 2024.




C’est un club qui réunit parti unique communiste (Chine), homme fort nationaliste (Russie), révolution bolivarienne (Venezuela), théocratie chiite (Iran) ou juche (Corée du Nord). Dans le remarquable Autocratie(s) (Grasset), la grande journaliste américano-polonaise Anne Applebaum, chroniqueuse à The Atlantic et chercheuse à l’université Johns-Hopkins, montre comment les régimes autoritaires, au-delà de leurs différences idéologiques, collaborent de plus en plus étroitement pour former une multinationale qu’elle a baptisée “Autocracy, Inc.”. Leur point commun ? La volonté de se maintenir à tout prix au pouvoir, et une détestation de la démocratie libérale.Dans un grand entretien accordé à L’Express, Anne Applebaum évoque les forces, mais aussi les faiblesses de la Russie et de la Chine. Alors que les intentions de Donald Trump face à Vladimir Poutine et Xi Jinping restent toujours aussi floues (“lui-même ne le sait pas”), la lauréate du prix Pulitzer appelle l’Europe à prendre le leadership du monde démocratique.L’Express : Russie, Chine, Iran, Corée du Nord, Venezuela… Ces régimes autoritaires ont des idéologies différentes, mais ils sont devenus de plus en plus proches ces dernières années. Comment l’expliquez-vous ?Anne Applebaum : Ce sont tous des régimes dont le dirigeant ou le parti au pouvoir opère en dehors des règles de droit, sans justice indépendante, opposition légitimisée, médias libres ou reconnaissance des droits de l’Homme. De surcroît, ils considèrent la transparence et les règles de droit comme étant dangereuses pour leur propre pouvoir. Le mouvement pour les droits des femmes en Iran ou le mouvement anticorruption en Russie sont perçus comme des menaces directes. Pour ces régimes, il faut donc lutter contre les idées libérales non seulement au sein de leur population, mais aussi à travers le monde. Ils le font via les institutions internationales ou par des campagnes de désinformation au sein des démocraties. Ces dictatures ont commencé à coopérer de façon opportuniste et transactionnelle, dans les domaines économiques, financiers et bien sûr militaires. On le voit de la façon la plus spectaculaire en Ukraine, où la Russie bénéficie d’une aide de soldats nord-coréens, de drones iraniens, d’échanges commerciaux avec la Chine pour tenter de maintenir son économie à flot.Les relations entre le régime bolivarien du Venezuela et la théocratie islamiste de l’Iran peuvent par exemple sembler très étranges…Ce sont deux Etats pétroliers visés par des sanctions internationales. Ils sont donc poussés à coopérer. Le régime iranien aide le Venezuela pour contourner les sanctions économiques. En retour, le Venezuela fournit des passeports à des responsables du Hezbollah afin qu’ils puissent se déplacer, favorisant ainsi le projet terroriste de l’Iran. Ces régimes se retrouvent ainsi dans une association semi-criminelle, semi-terroriste qui existe en parallèle de l’ordre international.Pourquoi cette collaboration grandissante entre régimes autoritaires est-elle si inquiétante ?D’abord, les régimes autoritaires viennent au secours de régimes plus faibles. On l’a vu au Venezuela, où un régime en faillite, qui a perdu les élections, réussit à se maintenir au pouvoir grâce aux armes russes, aux investissements et à la technologie de surveillance chinois, à l’aide policière de Cuba ou à la collaboration avec l’Iran. En Biélorussie aussi, le régime se maintient grâce au voisin russe. Les médias parlent peu du Zimbabwe, mais voilà encore un pays dans lequel une vraie opposition a été incapable de faire tomber un régime autocratique qui bénéficie de l’aide de la Russie et de la Chine. Ces dernières offrent un “kit de survie” aux régimes défaillants en Afrique ou ailleurs, avec des mercenaires ou de la technologie de surveillance. Si vous êtes un dictateur en mauvaise passe, vous savez à qui vous adresser.Ensuite, ces régimes autoritaires cherchent, de façon active, à saboter les organisations internationales. Il y a quelques années encore, le Soudan, qui connaît l’une des pires crises humanitaires du moment, aurait pu bénéficier d’une aide internationale consistante. Mais aujourd’hui, les Nations unies n’ont plus les moyens pour cela.Depuis longtemps, la Russie fait de l’ingérence politique et médiatique dans les démocraties libérales. Nous avons maintenant des preuves que d’autres dictatures agissent de manière similaire : la Chine bien sûr, mais aussi le Venezuela. Elles s’impliquent de plus en plus directement dans les élections de nos pays.Tous ces régimes ont selon vous un ennemi commun : nous. Pourquoi ces dictateurs sont-ils si obsédés par les démocraties libérales ?A leurs yeux, les idées les plus menaçantes, celles qui inspirent l’opposition au sein de leur propre population, viennent de nous. Ces régimes nous considèrent comme une source d’instabilité. Il y a eu un vrai tournant en 2013-2014. Longtemps, la Chine a été ravie d’avoir une relation commerciale ouverte avec les démocraties libérales. Mais en 2013, alors que Xi Jinping prenait le contrôle du pays, une note interne listait “sept périls” pour le Parti communiste chinois. En tête figurait la démocratie constitutionnelle occidentale. Au même moment, la Russie a eu une réaction très forte face à la révolution de Maïdan en Ukraine, qui était motivée par un désir de rejoindre l’Europe et de lutter contre la corruption. Or c’est ce qui effraie le plus Poutine.Ces régimes ne prennent même plus la peine de cacher leurs crimes.Alors que le communisme offrait une alternative au capitalisme, l’idéologie n’est-elle plus si importante pour ces régimes ?Cela dépend évidemment des cas. L’Iran a une idéologie religieuse, la Chine est toujours marxiste-léniniste. Le régime russe est dépeint comme conservateur et nationaliste, mais il est avant tout profondément corrompu et cynique. Ce qui a surtout changé, c’est que ces régimes ne prennent même plus la peine de cacher leurs crimes. La Russie montre de façon claire qu’elle veut mettre à mal toutes les règles internationales sur les droits humains et les idéaux humanitaires. La guerre en Ukraine est une façon pour Poutine de faire savoir à l’Europe et à l’Alliance transatlantique qu’il se fiche du “plus jamais ça”, c’est-à-dire cette idée qu’il ne devrait plus jamais y avoir de guerre, de camps de concentration et de nettoyages ethniques sur notre continent. Non seulement la Russie a envahi l’Ukraine et torturé des civils, mais elle a kidnappé au moins 20 000 enfants. Poutine entend démontrer que les fondements moraux sur lesquels s’est construite l’Europe moderne ne signifient rien. De la même façon, la Chine ne se soucie nullement de ce qu’on peut penser de la façon dont elle traite les Ouïghours, et elle a mis en avant sa répression du mouvement prodémocratique à Hongkong. On est loin de la propagande communiste du temps de l’Union soviétique, qui prétendait œuvrer pour un monde meilleur. Ces régimes enseignent au contraire à leurs concitoyens à être cyniques et passifs, en s’occupant de leurs affaires et en restant en dehors de la politique.La Chine et la Russie mettent non seulement en avant de nouvelles organisations internationales, comme les Brics ou l’Organisation de coopération de Shangaï (OCS), mais elles imposent aussi selon vous un nouveau langage, comme le terme “multipolarité”…Le mot “multipolarité” décrit une réalité. Il est évident qu’il y a de multiples sources de pouvoir dans le monde, entre les Etats-Unis, la Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil… Mais quand la Russie ou la Chine parlent de “multipolarité”, elles évoquent un monde qui défie les vieilles valeurs, comme les droits de l’Homme et les règles internationales. Ces régimes veulent construire un monde dans lequel les dirigeants des autocraties les plus fortes peuvent faire ce qu’ils veulent, comme ils le font déjà à l’intérieur de leurs frontières. Ils peuvent envahir l’Ukraine en toute impunité, un jour peut-être Taïwan. Voilà le nouveau système international qu’ils construisent.Il y a un certes un ressentiment contre les anciennes puissances coloniales, et un anti-américanisme alimenté par la politique étrangère trop interventionniste des Etats-Unis de ces dernières décennies. La Russie, elle-même une puissance coloniale, et la Chine surfent sur cette hostilité anti-occidentale en se dépeignant comme les champions d’un monde multipolaire. Mais fondamentalement, leur objectif est de créer un monde dans lequel la Russie, la Chine, le Zimbabwe ou le Venezuela peuvent faire ce qu’ils veulent.Vous citez le fameux discours de Bill Clinton en 2000 plaidant pour l’admission de la Chine dans l’OMC, et qui assurait que libéralisation économique et politique allaient de pair. Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ?Cela a fonctionné initialement. En Russie comme en Chine, des gens y ont cru. Cette idée défendue par Clinton, mais aussi par la politique allemande du “Wandel durch Handel” (le changement à travers le commerce) avait un fondement historique. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne et la France ont entamé une coopération économique qui a débouché sur l’Union européenne, soit une période sans précédent de prospérité et de paix. Mais une nouvelle génération d’oligarques et de kleptocrates, en Russie, en Chine ou ailleurs, s’est enrichie en se servant de l’opacité du système financier international, ce qui lui a permis d’amasser des sommes importantes, notamment offshore. Cet aspect particulier de la mondialisation a été une erreur. Des nouvelles élites corrompues ont pu déplacer de l’argent à travers le monde.Il y a dix ans déjà, il aurait dû être clair pour tout le monde que le monde autocratique avait une vision stratégique des échanges commerciaux différente de la nôtre. Nous pensions naïvement qu’un gazoduc comme Nord Stream n’aurait pas d’implications politiques. Grave erreur. Les régimes autocratiques ont ainsi vu qu’ils pouvaient utiliser le levier économique et financier pour gagner de l’influence politique, et déstabiliser les débats démocratiques au sein même de nos pays. Européens et Américains ont pris trop de temps pour admettre que les échanges commerciaux profitaient à des régimes de plus en plus hostiles à leurs propres intérêts.La victoire de Donald Trump est-elle réellement une bonne nouvelle pour cette “Autocracy, Inc.” ? Certains experts estiment qu’il pourrait être bien plus ferme qu’escompté face à Poutine ou Xi Jinping…Trump a quelques objectifs assumés. Il veut prendre sa revanche contre tous ceux qui s’étaient opposés à lui, et sa nouvelle présidence doit valoriser ses propres intérêts. Que les Etats-Unis soient le leader du monde démocratique ne l’intéresse nullement. A ses yeux, les alliances, l’Otan et celles en Asie, ne sont pas une bonne chose. Il ne faut donc pas compter sur lui pour prendre la tête d’une large coalition prête à faire face aux dictatures et à défendre les règles internationales. En revanche, comment va-t-il, en fonction de ses propres intérêts politiques et financiers, se comporter face à la Chine et à la Russie ? C’est difficile à prédire pour l’instant, parce que lui-même ne le sait pas. Trump n’a aucun plan pour mettre fin à la guerre en Ukraine, aucune stratégie pour approcher Poutine. Son entourage est très divisé sur le sujet – doit-il abandonner l’Ukraine ou doubler l’aide américaine ? – et il ne semble pas encore avoir choisi son camp.La chute du régime de Bachar el-Assad en Syrie est un coup dur pour “Autocracy, Inc.”Même chose pour la Chine. Trump a dit à plusieurs reprises combien il admirait Xi Jinping, il a parfois laissé entendre qu’il ne défendrait pas Taïwan, et il n’a guère envie de défier la Chine sur la question des droits de l’Homme. Mais en même temps, il parle de tarifs douaniers, de concurrence et d’occupation du canal de Panama pour faire pression sur les navires chinois. Là encore, il écoute des conseils différents. En fin de compte, il se peut qu’il choisisse simplement sa diplomatie en fonction de la personne qui lui a parlé le plus récemment.Pourquoi vous opposez-vous à l’idée que nous serions aujourd’hui dans une nouvelle guerre froide ?Parce que celle-ci implique une division géographique nette entre démocraties et dictatures. Or le monde actuel est bien plus nuancé et complexe. Un groupe de pays est clairement engagé pour la démocratie libérale. Ceux-ci se situent principalement en Europe et en Asie, mais pas uniquement. A l’inverse, un groupe de dictatures entend clairement miner les démocraties. Mais de nombreux pays ne rentrent pas dans ces catégories. On retrouve des démocraties illibérales, comme la Hongrie, l’Inde ou la Turquie, qui ont des objectifs plus ambigus. Il y a des Etats autoritaires dont la motivation première n’est pas de saper l’Occident, à l’image des pays du Golfe, mais aussi du Vietnam qui veut conserver sa relation commerciale avec les Etats-Unis, même s’il est dirigé par un parti unique toujours officiellement communiste.Par ailleurs, les tendances démocratiques et autocratiques se retrouvent partout. A l’intérieur de nos pays démocratiques, aux Etats-Unis comme en Europe, des personnes aimeraient des systèmes plus autoritaires et opaques. A l’inverse, des mouvements libéraux se battent au sein d’Etats autocratiques. Il existe par exemple des oppositions démocratiques fortes au Venezuela et en Iran. N’oublions donc pas qu’il y a toujours des personnes qui souhaitent vivre dans un Etat de droit dans ces pays autoritaires. Il ne faut surtout pas considérer la Russie actuelle comme au temps de la guerre froide.Que devraient faire les démocraties libérales face à cette association de régimes autoritaires ?Avec Trump à la Maison-Blanche, il faut maintenant voir comment l’Europe et les démocraties asiatiques peuvent travailler ensemble. Nous pourrions déjà mettre un terme à la kleptocratie en interdisant les pratiques financières qui ont servi à enrichir ces régimes autocratiques, comme les comptes bancaires secrets, les sociétés anonymes, les propriétés d’oligarques dans le sud de la France… On peut aussi réguler Internet. Je ne parle bien sûr pas de censure, mais on peut s’assurer que les plateformes soient bien conformes aux lois des pays dans lesquelles elles opèrent. L’Union européenne est bien placée pour empêcher que les régimes chinois et russes puissent manipuler l’information à travers TikTok, X ou Facebook.Par ailleurs, la dissuasion est la meilleure arme face aux agressions militaires. L’Europe doit se demander comment elle peut contenir la Russie. Il ne s’agit pas que d’une menace militaire traditionnelle, mais aussi de sabotages, de cyberattaques… La meilleure façon de dissuader la Russie est de permettre à l’Ukraine de gagner la guerre. Trois ans après le début de l’invasion, Poutine n’a toujours pas atteint ses objectifs. Mais un échec clair en Ukraine empêcherait la Russie de nourrir d’autres projets expansionnistes, tout en envoyant un message à la Chine au sujet de Taïwan. Nous ne sommes plus à une époque où nous pouvons compter sur les Etats-Unis pour garantir notre protection. Mais nous ne pouvons pas non plus compter sur une Russie raisonnable. Il est donc grand temps de renforcer la puissance militaire européenne. Je ne sais pas si la France ou l’Allemagne sont aujourd’hui prêtes pour une guerre moderne, devenue ultra-sophistiquée avec notamment l’usage des drones. Je ne dis pas que nous devrions nous engager dans des conflits, mais nous devons être prêts à le faire, car c’est le meilleur outil de dissuasion.Ces régimes autoritaires ne sont-ils pas bien plus faibles qu’on ne le pense ? L’Iran a subi une série de revers à la suite du 7 Octobre, l’économie russe est en surchauffe après trois ans de guerre…Tous ces régimes ont de grandes faiblesses. Même en Chine, l’économie connaît de sérieuses difficultés et l’insatisfaction populaire grandit depuis la crise du Covid. La tentative de Xi Jinping pour reprendre le contrôle sur l’économie et rétablir la prééminence du parti a eu des conséquences négatives.La Russie a un point faible structurel : s’il arrive quelque chose à Poutine demain, non seulement nous ne connaissons pas le nom de son successeur, mais nous ne savons même pas comment cette personne pourrait être désignée et considérée comme étant légitime. Il n’y a aucune procédure de succession en Russie, et tout changement de pouvoir provoquera donc une crise. Voilà un pays en guerre depuis trois ans, avec des centaines de milliers de Russes qui ont été tués ou blessés pour des gains territoriaux très limités. Pendant ce temps-là, l’économie est en surchauffe et la Russie a subi un revers en Syrie. Non seulement ces régimes ont des faiblesses intrinsèques, mais ils sont souvent bien trop ambitieux par rapport à leurs capacités réelles.Par ailleurs, la chute du régime de Bachar el-Assad en Syrie est un coup dur pour “Autocracy, Inc.”, parce qu’elle prive la Russie et l’Iran d’un allié et d’un mandataire important dans la région, mais aussi parce que la manière dont le régime syrien s’est effondré est un avertissement pour les autres. Le discours central des autocrates affirme que les dictatures seraient stables et sûres, tandis que les démocraties sont présentées comme faibles et divisées. Mais en Syrie, une dictature en place depuis cinquante ans s’est effondrée presque du jour au lendemain, prouvant que les régimes de ce type sont plus fragiles qu’il n’y paraît.Autocratie(s), par Anne Applebaum. Trad. de l’anglais (Etats-Unis) par Pierre-Emmanuel Dauzat et Aude de Saint-Loup. Grasset, 247 p., 22 €.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-01-12 17:00:00

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