“Se reposer ou être libre : il faut choisir”. Dans la préface du livre célébrant les 25 ans d’Euronext (Editions Télémaque), Stéphane Boujnah, son président depuis 2015, reprend à son compte le mot de Thucydide pour expliquer la réussite de la première plateforme boursière de la zone euro. Cet ancien banquier tout terrain, passé par Credit Suisse, Deutsche Bank ou Santander, était venu à L’Express parler des sept Bourses qu’il pilote : Paris, Dublin, Oslo, Milan, Amsterdam, Bruxelles et Lisbonne. L’actualité française a pris le dessus. Car Stéphane Boujnah est aussi – surtout ? – un animal politique.Fils d’un ouvrier et d’une institutrice, cofondateur de SOS Racisme en 1984, ancien conseiller de Dominique Strauss-Kahn à Bercy, membre du Parti socialiste jusqu’en 2013, ce “social libéral”, comme il se définit, porte un regard noir sur la tournure actuelle du débat autour des retraites, qui escamote la seule question qui vaille selon lui : celle de la capitalisation.L’Express : Pour s’attirer les bonnes grâces d’une partie de la gauche, et éviter la censure, le gouvernement Bayrou rouvre le débat sur les retraites. Eric Lombard, le ministre de l’Economie, affirme que tout est sur la table, y compris l’âge légal de départ porté à 64 ans par la réforme de 2023. Pourquoi n’entend-on jamais parler d’un autre sujet : l’épargne retraite de long terme, autrement dit la capitalisation, qui pourrait être investie dans les entreprises françaises, voire européennes ?Stéphane Boujnah : C’est un paradoxe qu’a parfaitement relevé l’ancien gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, dans le rapport qu’il a remis à Bercy en avril dernier. Le taux d’épargne des ménages en Europe est l’un des plus élevés au monde : 13,3 % du revenu disponible. Une large partie est orientée vers le financement des dettes publiques, un mouvement encouragé par des incitations fiscales directes, comme en Italie et en Espagne, ou indirecte, comme en France, via l’assurance-vie. L’autre partie est largement exportée aux Etats-Unis, du fait d’une allocation efficace du rendement de l’épargne, qui conduit à la placer dans les zones en croissance. Il faudrait, à l’évidence, construire un environnement dans lequel l’épargne des Européens finance davantage les entreprises européennes.D’où vient ce hiatus ? D’une différence fondamentale avec les Etats-Unis. Là-bas, si vous voulez avoir des revenus quand vous serez trop âgé ou trop fatigué pour travailler, vous devez investir en actions quand vous êtes jeune. En Europe, et singulièrement en France, vous devez simplement espérer que, le moment venu, les gens autour de vous continueront de travailler, et de payer des cotisations sociales et des impôts. Or, seules les actions sont adaptées à l’épargne longue, et donc à l’épargne retraite.On dit souvent que BlackRock, le premier gestionnaire d’actifs américain, est énorme. Mais c’est parfaitement logique dans un pays où la retraite est privée, par capitalisation, et dans lequel l’Etat fédéral est petit. En France, c’est l’inverse : Amundi est un acteur beaucoup plus petit que ses concurrents américains, mais l’Etat est énorme, puisque 58 % du PIB est absorbé par la dépense publique.La puissance du capitalisme américain s’explique autant par le gisement d’innovations technologiques que par le gisement d’épargne que procure le système de financement des retraites. La taille des fonds propres américains disponibles pour investir massivement aux quatre coins du monde est le résultat de l’effort d’épargne des Américains, qui ont besoin de financer leurs retraites.Deux choses sont frappantes quand on voyage aux Etats-Unis. Dès qu’on arrive à l’aéroport, on voit beaucoup de gens âgés travailler : ce sont ceux qui n’ont pas pu épargner durant leur vie professionnelle pour s’arrêter plus tôt. Et quand on me demande mon métier, la question qui suit porte systématiquement sur mon sentiment du moment sur les indices Dow Jones ou Nasdaq. Quelle que soit la catégorie sociale des interlocuteurs à qui l’on parle aux Etats-Unis, la Bourse est un sujet central pour eux. Parce que c’est là que se joue leur retraite.Un autre rapport, celui de Mario Draghi, a mis en lumière le décrochage européen en matière de financement des entreprises. Quand va-t-on passer du constat à l’action ?Depuis la sortie du rapport Draghi, certaines discussions à Bruxelles me font parfois penser aux réunions des Alcooliques Anonymes : “J’ai essayé, je n’y arrive pas” ou “Je commence demain, c’est promis !” Comment sortir des gémissements ou de la résignation ? Il existe en France un débat ancien qui voudrait faire des systèmes par répartition et par capitalisation un jeu à somme nulle : si on promeut le second, on siphonne le premier. C’est faux. Trois Etats européens sont dotés de fonds de pension très puissants, qui assurent cette retraite par capitalisation : les Pays-Bas, la Suède et le Danemark. Et il ne me semble pas que ce soient des pays où la cohésion sociale est particulièrement détériorée.Dans chacun d’eux, et au-delà des investissements géographiquement diversifiés, un capitalisme de voisinage s’est mis en place, porté par des marchés actions dynamiques, qui permet de financer les entreprises locales par l’épargne retraite des ménages. A la Bourse de Paris, il y a 768 entreprises cotées : c’est six fois plus qu’à celle d’Amsterdam, qui fait elle aussi partie d’Euronext. Mais la capitalisation totale de la première, proche de 3 000 milliards d’euros, n’est que deux fois supérieure à la seconde.L’une des explications est qu’il y a, aux Pays-Bas, un gisement d’épargne longue qui a besoin d’être investi en fonds propres, et qui profite aux entreprises locales. Il est impossible de réaliser les objectifs du rapport Draghi si on ne mobilise pas davantage l’épargne des ménages européens, et a fortiori français, dans des fonds d’épargne retraite.Comment faire ?En France, il faut revoir le régime de l’assurance-vie, pour que l’incitation fiscale passe des fonds en euros vers les fonds en actions. En Allemagne, le gouvernement Scholz avait un ambitieux projet de mise en place de fonds de pension. Il a été suspendu du fait de l’éclatement de la coalition, mais si les conservateurs l’emportent aux prochaines élections, il devrait être repris.Pour être respecté par le reste du monde, et pouvoir continuer à vivre comme on l’entend, de manière souveraine, nous devons investir beaucoup plus qu’aujourd’hui. Que dit le rapport Noyer ? D’ici à 2030, l’Europe doit investir près de 1 000 milliards d’euros de plus chaque année : 700 milliards dans la transition verte, 125 milliards dans la transition digitale, et le reste principalement dans la défense. Ces 1 000 milliards, on ne va pas les trouver en augmentant les prélèvements obligatoires. Je le répète : l’unique solution, c’est de nous doter d’instruments financiers, bien calibrés sur le plan fiscal, pour encourager les ménages, dans l’objectif de préparer leur retraite, à investir leur épargne longue dans les fonds propres des entreprises. Et pas pour financer encore et toujours la dépense publique, comme le serinent certains.Si rien n’est fait, la seule charge de la dette française, qui dépassait 50 milliards d’euros en 2023, bondira à environ 70 milliards en 2027. Ces presque 20 milliards de plus représentent à peu près le budget annuel de la gendarmerie et de la police. Voilà où nous en sommes : en deux ans, on efface les montants alloués dans notre pays à la sécurité intérieure… Et cet argent qu’on paye sous forme d’intérêts au reste du monde pour financer nos déficits, on le prend aux Français par l’impôt.Je rencontre souvent des gens qui, à travers le monde, prêtent à la France. Nous devons emprunter cette année presque 350 milliards d’euros pour financer nos choix collectifs. Ceux qui nous prêtent connaissent parfaitement les ordres de grandeur : 1 600 milliards de dépenses publiques chaque année, dont environ 850 milliards de dépenses sociales, lesquelles sont constituées, pour environ 470 milliards, du financement des retraites.Le seul sujet important quand le reste du monde analyse la capacité de la France à rembourser sa dette, c’est la question des retraites. Que disent les acteurs mondiaux qui nous prêtent l’argent que nous redistribuons ? Soit vous convergez vers le modèle dominant en Europe, qui consiste à travailler plus longtemps, et à partir à la retraite vers 67 ans, comme en Allemagne, en Espagne ou en Italie. Soit vous divergez, et on vous fera payer plus cher l’argent qu’on vous prête.C’est chimiquement pur : le fait de travailler plus longtemps accroît le PIB et le montant des cotisations, tout en réduisant le poids des pensions. Pourquoi la France paie moins ses infirmiers et ses instituteurs que dans le reste de l’Europe ? Parce que ses retraités sont mieux payés que dans le reste de l’Europe. De fait, le choix collectif que nous faisons est de garantir la rémunération de ceux qui ne travaillent plus, au détriment de ceux qui travaillent.Cette contrainte extérieure est-elle suffisamment perçue dans l’opinion publique ?Non, et c’est un handicap majeur. La France a équilibré ses finances publiques jusqu’à la fin des années Giscard. Parce que la contrainte était tangible à l’époque : si les comptes se détérioraient, la dévaluation du franc, qui était la réponse courante, avait des conséquences directes sur les Français : ils partaient moins longtemps en vacances, et ils payaient plus cher tous les produits importés.L’arrivée de l’euro, qui a eu beaucoup d’avantages par ailleurs, a mis sous morphine l’opinion publique. Mais la contrainte extérieure n’a pas disparu, elle est simplement amortie, différée et mutualisée. “Tant que le FMI ne nous aura pas placés sous tutelle, rien ne bougera”, jubilent aujourd’hui une partie de nos élites. Cette approche est inacceptable, car nous devons régler nous-mêmes nos problèmes, en faisant la pédagogie de cette contrainte extérieure : les Français comprennent parfaitement quand on prend le temps de leur expliquer.Rappelez-vous du Covid et des efforts que nous avons acceptés. Tous les jours, le professeur Salomon détaillait les objectifs du pays dans la lutte contre la pandémie, les contraintes et les compromis nécessaires. Tous les mois, Olivier Véran et Edouard Philippe faisaient de même. Et régulièrement, Emmanuel Macron prenait la parole pour expliquer les efforts demandés. L’immense majorité de la société a adhéré et nous applaudissions nos soignants le soir.J’ai proposé à quelques responsables politiques de faire la même chose sur la dette et les déficits : dire aux Français, à intervalles réguliers et très factuellement, d’où l’on vient, comment font nos voisins, où l’on va, avec quelles conséquences, et quels sont les compromis nécessaires. Tant que ce diagnostic ne sera pas partagé, et diffusé dans l’opinion, nous n’avancerons pas.
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Author : Arnaud Bouillin, Muriel Breiman
Publish date : 2025-01-13 07:15:00
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