Un triomphe. Ce 8 janvier, à Qom, l’ayatollah Khamenei savoure, devant des milliers de fidèles acquis à sa cause. Le Guide suprême iranien vient célébrer la révolte de 1978 dans cette ville sainte chiite, première pierre de la révolution islamique qui renversera le chah l’année suivante.”Les Américains nous imposent des sanctions depuis plus de quarante ans pour mettre l’économie iranienne à terre, mais nous avons accompli des progrès inouïs dans les sciences et la technologie pendant toutes ces années”, claironne, à la tribune, le chef d’Etat de 85 ans. “Les plus grands de tous les progrès ! Dans le même temps, nous avons acquis une influence régionale sans équivalent.” Selon Ali Khamenei, jamais la République islamique n’a été aussi puissante qu’en ce début 2025.Existe-t-il une plus grande ironie pour un Guide que d’être aveugle ? A Téhéran, tous les voyants clignotent au rouge après une année 2024 catastrophique. Sur le plan géopolitique, son “axe de la résistance” a volé en éclats sous les coups d’Israël : le Hezbollah a été décapité au Liban, le Hamas erre dans les ruines de la bande de Gaza et Bachar el-Assad se terre à Moscou après sa fuite pathétique devant les rebelles islamistes.En quelques mois, l’Iran a subi les défaites militaires de plus de la moitié de ses alliés régionaux. “En perdant le Hezbollah et la Syrie, le régime iranien a aussi perdu de son prestige, expose Vali Nasr, ancien conseiller du département d’Etat américain et spécialiste de l’Iran. Ce sont des signes de fragilité sur la scène internationale, qui invitent à maximiser la pression occidentale sur Téhéran, mais aussi des signes de fragilité pour l’intérieur du pays : ces échecs remettent en question la sagesse et les compétences du régime.”Une inflation supérieure à 30 % depuis six ansD’autant que, sur le plan intérieur, le panorama économique se révèle désastreux. L’hiver est ponctué de coupures massives de courant dans les grandes villes iraniennes, de grèves dans les commerces et d’usines à l’arrêt à cause des pénuries de gaz et d’électricité. Un comble pour ce pays qui possède les deuxièmes plus vastes réserves d’hydrocarbures au monde.”Les Iraniens subissent une inflation supérieure à 30 % depuis six années d’affilée, c’est du jamais-vu dans l’histoire de l’Iran, indique l’économiste Bijan Khajehpour, directeur associé de la société Eurasian Nexus Partners, à Vienne. Cette inflation élevée, couplée à un manque d’investissements – pourtant indispensables – dans les infrastructures, mène à une situation économique catastrophique, ainsi qu’au désespoir des citoyens et des entrepreneurs…” En huit ans, le nombre d’Iraniens vivant sous le seuil de pauvreté est passé de 18 millions à 32 millions, soit plus d’un tiers de la population.Une manifestation pour Mahsa Amini, à Téhéran le 19 septembre 2022, dans une photo obtenue par l’AFP hors d’IranAvec le désespoir, le spectre de la révolte revient hanter les rues iraniennes, deux ans après le soulèvement qui avait suivi la mort de Mahsa Amini, cette jeune femme tuée par la police des mœurs pour un voile mal ajusté. Ce sont les infirmières et des travailleurs du pétrole qui protestent parce qu’ils ne sont plus payés depuis des mois. Ce sont, aussi, des enseignants à la retraite qui défilent chaque jour devant le Parlement car leur indemnité mensuelle n’arrive plus sur leur compte en banque. “En dix ans, le revenu réel des citoyens iraniens a été divisé par cinq, résume Mahdi Ghodsi, économiste à l’Institut de Vienne pour les études économiques internationales. Pour cette raison, n’importe quel choc pourrait aujourd’hui remettre le peuple dans la rue. Or, en cette période charnière pour l’Iran, les chocs sont innombrables.”Le régime iranien forcé de reculer sur certaines politiquesLe pouvoir iranien ne s’y trompe pas. Contrairement aux déclarations enthousiastes de Khamenei, la peur plane sur la République islamique. Cet hiver, le régime a décidé de lâcher du lest sur ses politiques les plus répressives. Finies, par exemple, les interdictions des applications WhatsApp et Google Play. Suspendue, la réforme sur le port du voile, qui devait aggraver les sanctions pour les femmes et les filles iraniennes qui décideraient de sortir cheveux au vent. La chute de la dynastie Assad après cinquante ans de règne a montré que les dictatures de la région n’avaient rien d’éternel.”L’Iran de 2025 ressemble de plus en plus à l’URSS de 1989, estime le think tank géopolitique Eurasia Group dans son dernier rapport. Comme Mikhail Gorbachev au crépuscule de l’Union soviétique, le président modéré Masoud Pezeshkian [NDLR : élu en juillet dernier] doit porter à bout de bras un système malade, miné par son économie moribonde, ses dirigeants décrépits, ses échecs en politique étrangère et l’effondrement de sa légitimité interne. La pression populaire contre le régime s’accentue, en particulier dans la province du Sistan-Baloutchistan, où l’armée iranienne affronte une insurrection de faible intensité. Les Soviétiques aussi avaient d’abord perdu leur bloc de l’Est, avant que les explosions nationalistes dans les anciennes Républiques soviétiques ne menacent l’Union elle-même.”L’Iran n’en est pas encore au stade d’une nouvelle révolution. Le régime a montré en 2022 que son arsenal répressif et sa cruauté pouvaient venir à bout d’un solide mouvement populaire. Il peut encore compter sur une base importante de fidèles, estimée à huit millions de personnes, noyau dur prêt à tout pour défendre son idéal islamiste.Surtout, aucune structure n’a pour l’instant réussi à fédérer les oppositions et à proposer une alternative viable à cette dictature, que ce soit à l’intérieur de ses frontières ou dans la diaspora. “L’Iran n’est pas la Syrie, résume Vali Nasr. Bachar el-Assad, tout comme le chah en 1979 ou Saddam Hussein en Irak, se trouvait à la tête d’une dictature qui reposait sur un seul individu. L’Iran ressemble davantage à la Chine ou à l’Union soviétique, avec une dictature basée sur tout un système, en l’occurrence la République islamique. Ce genre de dictatures se révèle moins fragile.”Trump à propos de l’Iran : “Tout peut arriver”Si 2024 restera une année noire pour le régime iranien, 2025 pourrait néanmoins virer au cauchemar, avec le retour de son pire ennemi à la Maison-Blanche. Car Donald Trump n’est pas content. D’après les services de renseignement américains, le régime iranien a tenté de le faire assassiner plusieurs fois l’année dernière, en recrutant notamment des étrangers vivant sur le territoire américain. “L’Iran tente activement de tuer le président Trump, a récemment assuré un proche du locataire de la Maison-Blanche au Wall Street Journal. Forcément, cela influence notre manière d’envisager la suite de notre relation avec ce pays.”Interrogé par le magazine Time sur la possibilité d’un conflit armé contre l’Iran, le président élu a simplement répété : “Tout peut arriver. Tout peut arriver.” “En réalité, Trump n’a que deux options vis-à-vis de la République islamique, juge l’économiste Mahdi Ghodsi. Deal or kill : soit passer un accord avec le régime, soit le tuer. Mais Khamenei ne lâchera pas si facilement…” Avant même son investiture, le 20 janvier, l’équipe Trump a laissé fuiter ses intentions les plus extrêmes sur le dossier iranien. Il serait prêt à frapper les sites nucléaires du régime, en soutien d’une offensive israélienne.Face à une première puissance mondiale agressive et imprévisible, la République islamique se met sur le pied de guerre. Début janvier, les Gardiens de la révolution, le bras armé du Guide suprême, ont inauguré plusieurs usines de fabrication de missiles à travers le pays. “Le monde sera bientôt témoin de la puissance sans équivalent de l’Iran”, a déclaré le général Hossein Salami en déplacement à Abadan, nouvelle “ville dédiée aux missiles et aux drones” selon le langage officiel.”Au sein des Gardiens de la révolution, le pouvoir est clairement en train de basculer de la force Al-Qods [NDLR : unité d’élite spécialisée dans les opérations extérieures] vers la division chargée des missiles et des drones, soulève Vali Nasr, de l’université Johns-Hopkins. Sur un plan purement militaire, le régime voit moins d’intérêt aujourd’hui à dépenser ses ressources pour armer des milices au sein du monde arabe dans le but de défendre l’Iran.” Au même moment, près de ses sites nucléaires dans l’ouest et le centre du pays, l’armée régulière lançait de grandes manœuvres d’entraînement baptisées Eqtedar, ou “puissance” en persan. Elles doivent se dérouler jusqu’à mi-mars.Le régime iranien contraint de négocier avec l’OccidentCes exercices de dissuasion ne seront toutefois pas suffisants pour effrayer l’Amérique de Trump et ses alliés israéliens. Par deux fois, en 2024, Téhéran a ouvert la boîte de Pandore d’une confrontation régionale en bombardant l’Etat hébreu. Par deux fois, la République islamique a montré ses limites militaires, ne causant que des dégâts minimes sur le territoire israélien. “L’armée israélienne a prouvé qu’elle était capable d’annihiler les attaques iraniennes mais, à l’inverse, les bombardements israéliens sur l’Iran en octobre ont très fortement perturbé la défense antiaérienne de la République islamique”, note un diplomate de la région.Le rapport de force se trouve chamboulé au Moyen-Orient, avec un establishment israélien gagné par l’euphorie à la suite de ses succès militaires. “Certes, l’Iran peut construire davantage de missiles, mais ceux-ci n’auront ni la qualité ni les capacités de rivaliser avec la puissance occidentale, estime Vali Nasr. C’est précisément la raison qui amène le pouvoir iranien à vouloir de nouveau négocier avec les Etats-Unis : Téhéran a besoin d’une désescalade pour éviter un conflit militaire qu’il perdrait à l’heure actuelle.”Reste alors la diplomatie, ou plutôt “l’art du deal” avec Donald Trump. Avant même la chute de Bachar el-Assad, l’Iran se préparait à revenir à la table des négociations. En juillet, c’est un candidat de l’aile “modérée” du régime qui a remporté la présidentielle, avant que de nombreux diplomates ayant œuvré à l’accord international sur le nucléaire iranien il y a dix ans ne fassent leur retour au sommet du pouvoir.Donald Trump arrive sur scène lors de la conférence AmericaFest de Turning Point, à Phoenix (Arizona), le 22 décembre 2024La victoire de Trump et sa promesse de revenir à une “pression maximale” sur l’Iran auront fini de convaincre les plus durs du régime. “Si Ali Khamenei a sélectionné Pezeshkian pour la présidentielle de l’été dernier, c’est parce qu’il savait qu’il aurait besoin de passer un deal avec les Etats-Unis, pointe Mahdi Ghodsi. Il n’a plus d’autre option et arrive en position de faiblesse diplomatique, puisque les trois piliers de la négociation iranienne sont en sursis : son influence régionale, complètement défaite en 2024 ; son programme de missiles balistiques, inefficace face aux défenses israéliennes ; l’unique élément dans la balance de l’Iran reste donc son programme nucléaire. Khamenei doit comprendre qu’il n’a presque plus de monnaie d’échange avec les Etats-Unis.”En 1988, son prédécesseur, l’ayatollah Khomenei, avait accepté de signer la paix avec l’Irak après huit ans d’une guerre dévastatrice pour les deux voisins. Le premier Guide suprême avait alors comparé ces pourparlers avec Saddam Hussein à l’ingestion de poison, nécessaire pour préserver l’héritage de la révolution islamique de 1979.Le roi des affaires Trump voudra sans doute profiter de la faiblesse de Téhéran. Le président américain n’a jamais caché son intention de faire un deal avec le régime, comme il avait pu négocier avec Kim Jong-un ou les talibans lors de son premier mandat. Avec cet objectif en tête, il remettra d’abord en place des sanctions strictes contre une économie iranienne déjà mal en point. Si l’administration Biden n’a jamais levé les sanctions décidées par l’équipe Trump, l’Iran pouvait les contourner de plus en plus facilement ces dernières années, notamment dans son commerce souterrain avec la Chine. “Le cadre légal des sanctions ne sera pas différent avec Trump 2.0, mais leur application va s’intensifier, avance l’économiste Bijan Khajehpour. Des sanctions plus sévères vont perturber les exportations de pétrole, ce qui va mettre l’économie iranienne sous pression.”Des percées diplomatiques restent peu probables dans les prochaines semaines. Comme dans toutes ses négociations, Trump va d’abord insulter, menacer et promettre l’apocalypse à l’Iran. Il avait ainsi promis de raser la Corée du Nord en 2017, avant de serrer la main de Kim Jong-un deux ans plus tard. “Khamenei continue de minimiser la crise qui secoue l’Iran et de raconter que tout est normal dans son pays, je ne le vois pas accepter des négociations avec Trump dans les prochains mois, estime Mahdi Ghodsi, de l’Institut de Vienne pour les études économiques internationales. Mais dans six mois, la situation risque de devenir intenable pour l’Iran, avec la fin officielle des dix ans de l’accord international sur son programme nucléaire, qui entraînera le retour des sanctions de l’ONU. Téhéran ne dispose en réalité que d’une petite fenêtre pour négocier.”Trump un jour à Téhéran ?Ces derniers jours, un parallèle historique fait son retour dans les couloirs de Washington. En 1972, le président américain Richard Nixon avait changé le cours de l’Histoire en se rendant en Chine communiste, un pays isolé des Etats-Unis depuis des décennies. Son voyage avait permis de relancer les relations entre les deux Etats et, par la suite, d’ouvrir Pékin à la marche du monde. L’adage veut que “seul Nixon pouvait le faire”, lui dont la carrière politique avait été consacrée à combattre le communisme. Tout autre dirigeant américain aurait été accusé de faiblesse et de corruption par l’ennemi.”Quand Gorbatchev a rencontré Ronald Reagan, nous n’avons pas assisté au retour du stalinisme mais à une ouverture de l’Union soviétique. Quand Mao a rencontré Nixon, cela n’a pas abouti au retour de la Révolution culturelle mais au début d’une ouverture de la Chine, reprend Vali Nasr. Parce que l’Iran se trouve sous pression et en position de faiblesse, le pouvoir va chercher à établir une nouvelle relation avec l’Occident. Son objectif reste évidemment la préservation du régime, mais pour entrer dans cette phase, il devra faire des compromis et sera donc contraint au changement.”L’heure, peut-être, d’un nouvel adage : seul Trump peut aller à Téhéran.
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Author : Corentin Pennarguear
Publish date : 2025-01-20 04:45:00
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