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Alain Aspect, Prix Nobel de physique : “Michel Onfray ne comprend manifestement rien au quantique”

Alain Aspect est lauréat du prix Nobel de physique 2022 pour ses travaux sur l'intrication quantique.




Alain Aspect a donné tort à Einstein, décroché le Graal scientifique et cofondé un champion français de l’ordinateur quantique (Pasqal). Mais ce fils d’instituteurs du Lot-et-Garonne assure que ce dont il est le plus fier, c’est de “son rôle de professeur et de mentor”. Cette passion de la transmission anime son livre Si Einstein avait su, qui vient de paraître, dans lequel le lauréat 2022 du prix Nobel de physique revient sur la controverse historique entre Niels Bohr et Albert Einstein au sujet de l’interprétation de la mécanique quantique. Un débat définitivement clos par les travaux d’Alain Aspect, 77 ans, sur l’intrication quantique, un phénomène troublant qui veut que deux particules soient liées quelle que soit la distance qui les sépare. Pour L’Express, le professeur à l’Institut d’optique et à Polytechnique explique avec pédagogie les révolutions quantiques comme ses applications potentielles avec l’ordinateur, mais dénonce aussi les détournements pseudoscientifiques d’un mot aujourd’hui à la mode.L’Express : La physique quantique reste assez peu compréhensible pour la plupart d’entre nous. Pourquoi est-elle si difficile à appréhender ? Qu’est-ce qui la différencie du reste de la physique ?Alain Aspect : La physique “traditionnelle” est toujours immergée dans notre monde. Elle décrit des objets mathématiques que l’on sait dessiner. Par exemple, on peut représenter une force par un vecteur, qui est plus ou moins long selon que la force est plus ou moins grande, qui est dirigé dans le sens de la force, etc. Même chose pour une vitesse. La physique quantique, elle, traite d’objets mathématiques placés dans des espaces abstraits. Elle s’éloigne de la description dans notre monde, et n’y revient qu’à la fin. C’est en cela qu’elle est radicalement différente. Quand on insiste pour faire des images dans notre monde, on arrive à des représentations bizarres. Par exemple le fait qu’un objet soit à la fois une onde et une particule. Ou qu’un électron soit à deux endroits à la fois, ce qui est quand même étrange.Vous dites dans votre livre qu’il y a, non pas une, mais deux révolutions quantiques. Pour quelle raison ?La première révolution quantique est d’abord une révolution conceptuelle, qui a ensuite bouleversé la société. Le fait qu’un objet soit à la fois une particule et une onde, comme un électron ou la lumière, cela a des conséquences. C’est ce qui permet de comprendre par exemple la stabilité de la matière. Si vous n’avez pas la dualité onde-particule, l’électron tombe sur le noyau comme un satellite tombe sur la terre et c’est terminé, la matière s’effondre sur elle-même. C’est parce que l’électron est une onde qu’il ne tombe pas sur le noyau, et cela explique la stabilité de la matière.La physique quantique a permis d’expliquer beaucoup de choses que les physiciens du début du XXe siècle ne comprenaient pas : la structure de la matière, l’émission de la lumière, etc. On sait qu’il y a deux grandes théories physiques au XXe siècle, la relativité et la physique quantique. Sur le plan conceptuel, c’est vrai, mais pour ce qui concerne les applications, la relativité ne joue pas un grand rôle. La mécanique quantique, pour sa part, a permis le développement des inventions comme le laser, les transistors ou les circuits intégrés, à la base de notre société de l’information et de la communication.Avec l’ordinateur quantique, je gagne à tous les coupsCe ne sont pas des bricoleurs dans leur garage qui ont inventé le transistor, mais les plus grands scientifiques des années 1940, qui appliquaient la physique quantique pour comprendre comment les électrons se propagent dans des solides particuliers qui s’appellent des semi-conducteurs.L’autre révolution, c’est l’intrication quantique, votre grand sujet…L’intrication était depuis longtemps présente dans le formalisme quantique, c’est-à-dire dans les équations. Mais peu de physiciens avaient compris que, quand on applique ce concept à deux particules éloignées l’une de l’autre, un comportement assez étonnant en résulte. Dans notre vision habituelle de deux objets séparés, je ne peux que me les représenter comme ayant chacun sa propre réalité physique locale. Einstein voyait le monde ainsi. Mais en physique quantique, si on a deux objets intriqués séparés, il y a une réalité physique globale, une espèce de connexion permanente entre les deux, quelle que soit leur distance.Nous sommes là au cœur de la controverse entre Albert Einstein et Niels Bohr, que vos travaux ont permis de trancher…Contrairement à une idée reçue, Einstein a pris conscience très tôt du caractère révolutionnaire de la physique quantique, et il a apporté des contributions majeures à son développement, jusqu’en 1925. C’est lui qui a émis l’hypothèse des quanta lumineux, alors que Bohr n’y a pas cru pendant longtemps. Mais le problème d’Einstein, c’était que dans la physique quantique, les résultats sont probabilistes. Le calcul quantique permet de dire “voilà la probabilité du premier résultat, la probabilité du deuxième, la probabilité du troisième”, etc. Einstein pensait que c’était le signe qu’il y avait une description plus fine, plus précise du système, qui permettrait de savoir quel résultat on allait obtenir. Pour lui, la physique quantique était une sorte de physique statistique qui décrivait globalement les choses, mais qu’en réalité on devrait pouvoir compléter pour décrire le comportement de chaque objet.Pour Einstein, il fallait donc compléter la physique quantique en respectant sa vision du monde, le réalisme local, une réalité physique localisée sur chaque objet. En se basant sur ces idées-là, John Bell a montré qu’une corrélation entre deux objets à distance ne peut pas être plus grande qu’une certaine valeur. Or il y a des cas où la physique quantique prévoit que ça doit être plus grand. Donc vous faites l’expérience et de deux choses l’une : ou ce n’est pas plus grand et Einstein a raison, ou c’est plus grand, Bohr a raison et il faut abandonner la vision du monde d’Einstein. Mes expériences ont montré qu’Einstein avait tort sur ce sujet.Pendant longtemps, cette question n’a intéressé personne…Cela n’intéressait personne parce que les spécialistes pensaient que Bohr avait répondu à Einstein et clos le débat. Moi, j’ai eu un véritable coup de foudre pour ce sujet, j’ai été bouleversé quand je l’ai découvert en 1974 dans un article célèbre de Bell. J’ai commencé à réfléchir aux expériences à mener, et j’ai mis presque dix ans à réaliser celle qui me conduira finalement à Stockholm en 2022. Il m’a donc fallu quarante ans pour obtenir le prix Nobel. Pourquoi le comité me l’a-t-il donné à la fin ? On ne le saura que dans cinquante ans, quand les archives de leurs discussions de 2022 seront ouvertes, mais on peut penser que l’émergence des technologies quantiques, permise par nos travaux, a joué un rôle. Mais ces applications ne sont pas arrivées immédiatement, et je n’en avais aucune idée moi-même. J’ai attiré l’attention sur les propriétés extraordinaires de l’intrication, et d’autres se sont dit qu’il allait être possible d’en faire quelque chose.Quelles sont les applications potentielles ?Il y en a déjà qui sont opérationnelles, avec la cryptologie quantique, qui permet de générer des codes inviolables, ou la métrologie quantique. En médecine aussi, le potentiel est énorme, avec notamment des appareils de mesure toujours plus précis. Des équipes bordelaises s’intéressent par exemple à un moyen d’enregistrer le cœur avec des méthodes nouvelles. Et puis il y a bien sûr l’ordinateur quantique, qui permettrait de réaliser des opérations logiques, comme un ordinateur ordinaire, mais avec une quantité d’informations traitées absolument gigantesque, car le système ne repose pas sur des 0 et des 1, mais sur toutes les valeurs intermédiaires, ce qui ouvre un champ des possibles presque inimaginable.Est-ce qu’on va y arriver ?Les obstacles sont énormes, même si je suis surpris de voir que cela avance plus vite que je ne le pensais. Le problème est que les propriétés quantiques sont très sensibles aux perturbations extérieures, il faut arriver à s’en isoler. C’est un défi gigantesque et on ne sait même pas s’il s’agit d’une question purement technologique. On va peut-être trouver une limite fondamentale, qui ferait qu’à partir d’une certaine taille, d’un certain nombre de particules, cela ne fonctionnerait plus. Auquel cas je trouverais cela formidable, car il s’agirait en effet d’une nouvelle loi physique. En somme, je gagne à tous les coups – comme cofondateur de la start-up Pasqal [NDLR : une société française dédiée à la création d’un ordinateur quantique], si cela marche j’en tirerai des bénéfices. Et comme physicien, avec une loi nouvelle si cela échoue. J’espère voir les réponses à ces questions de mon vivant, mais j’en doute.Cette technologie pourrait-elle présenter de nouveaux dangers ?Toute nouvelle technologie représente un danger potentiel. Si l’ordinateur quantique est aussi puissant qu’on le pense, il permettra de faire des calculs sur le climat, mais sûrement aussi sur de nouveaux armements. Vous savez, les lois de Newton peuvent être utilisées pour décrire le mouvement des planètes comme pour l’artillerie. Un progrès est toujours utilisé pour le meilleur et le pire. En général, c’est les deux.Il ne me paraît pas normal que l’ensemble des députés n’aient pas un minimum d’éducation scientifiqueA côté de ces développements très sérieux, le fait que l’on parle de plus en plus du quantique a aussi poussé certains à détourner ce concept…Je viens de tomber sur une vidéo de Michel Onfray parlant de quantique. Il ne comprend manifestement rien aux concepts scientifiques, et utilise le vocabulaire d’une façon qui n’a aucun sens. En trois minutes, il règle le problème de la mécanique quantique. Encore plus fort que Donald Trump ! [Rires.]Ça, c’est le summum, car Onfray a le statut d’un penseur profond. A côté de ça, il y a tout un tas de bêtises simplement désolantes. Les scientifiques qui ont inventé le concept de téléportation quantique ont un peu joué sur les mots. Cela n’a rien à voir avec Star Trek, on ne transporte pas de la matière, mais de l’information quantique. Mais forcément, cela ouvre la porte à toutes sortes d’interprétations farfelues. C’est pour cela que dans le livre, j’ai voulu raconter comment la physique quantique s’est construite, et comment, dès 1925, on est arrivé à un formalisme mathématique clair. Après, il n’y avait plus qu’à le mettre en œuvre, et à réfléchir aux implications théoriques et épistémologiques, ce qui a donné lieu au débat entre Bohr et Einstein.Mais comment réagissez-vous quand vous voyez Guerlain commercialiser une “crème quantique” ?Par la rigolade, comme beaucoup de réactions sur Internet. Des communicants ont vu ce mot de “quantique” et ont pensé qu’on pourrait l’utiliser pour valoriser un produit. Il y a quelques décennies, le terme “laser” était utilisé à toutes les sauces, sans rapport avec l’instrument laser. Ce qui est bien plus grave, c’est quand des escrocs vendent une machine quantique qui guérirait les cancers. Ces gens-là méritent la prison, car ils donnent de faux espoirs à des personnes désespérées, à qui on vole 20 000 euros.Le problème ne concerne pas que le grand public, il touche aussi les journalistes, les décideurs, les responsables politiques… Ces responsables et leaders d’opinion n’ont pas besoin de connaître la physique en détail. Mais ils ont besoin d’un minimum de notions scientifiques. Heureusement, il y a quelques députés et sénateurs qui sauvent l’honneur. Dans l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, on retrouve des élus avec de bonnes notions scientifiques. Mais c’est une minorité. Il ne me paraît pas normal que l’ensemble des députés n’aient pas un minimum d’éducation scientifique. Comme il n’est pas normal que l’ensemble des journalistes ne soient pas formés à un niveau scientifique élémentaire. Même chose au lycée. Quand les élèves ne prennent pas une spécialité sciences, ils ont de grosses lacunes en matière de science générale.Il ne s’agit pas d’enseigner à tout le monde des équations, mais quelques faits scientifiques, et surtout la méthode scientifique. Si on veut lutter contre les fake news, cette méthode est clé. La science a deux grandes étapes, comme on l’a encore vu au moment du Covid-19. Il y a d’abord l’étape du “on ne sait pas et on débat”. A ce moment-là, il est parfaitement légitime de parler de doute. Mais ensuite, la méthode scientifique permet d’aboutir à un consensus, ce que l’on appelle alors la vérité scientifique. Les gens qui disent “la science, c’est le doute” de façon générale se trompent. Ils confondent la phase de recherche de la vérité scientifique, et celle où cette vérité est établie. A partir du moment où une théorie est validée par des expériences en laboratoire, elle devient solide. En physique, contrairement à une autre idée reçue, une théorie reste valable dans tous les domaines où elle est appliquée avec succès. Mais parfois elle trouve des limites, et il faut inventer une théorie plus vaste, qui l’englobe et qui s’applique au-delà. Le meilleur exemple, c’est la mécanique de Newton qui a été complétée par la relativité pour les vitesses proches de celle de la lumière, mais qui reste valable aux vitesses habituelles.Si Einstein avait su, par Alain Aspect. Odile Jacob, 360 p., 24,90 €.



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Author : Stéphanie Benz, Thomas Mahler

Publish date : 2025-01-21 18:27:44

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