On dira que je me pose de drôles de questions, mais j’aimerais savoir comment les dictionnaires de l’Afghanistan des talibans définissent les mots “mariage”, “liberté” ou “mécréant”. Cela dit, il suffit de rester dans l’Hexagone et de remonter quelques siècles en arrière pour être parfois surpris. Savez-vous par exemple ce que l’on pouvait lire à l’entrée du mot “femme” dans l’un des tout premiers ouvrages consacrés à la langue française, publié en 1690 par Furetière ? Ceci : “Créature raisonnable faite de la main de Dieu pour tenir compagnie à l’homme.” Tel que !Eh oui… On croit souvent que les dictionnaires donnent le “vrai” sens des mots mais, en réalité, ces gros volumes ne sont jamais neutres. Parce qu’ils sont rédigés par des personnes nées à une époque donnée dans un milieu social particulier, ils reflètent inévitablement les représentations de la société dans laquelle ils s’inscrivent, comme le rappelle l’excellent livre que viennent de rédiger deux linguistes, Médéric Gasquet-Cyrus et Christophe Rey (1), dans lequel j’ai trouvé l’exemple précédent.VOUS SOUHAITEZ RECEVOIR AUTOMATIQUEMENT CETTE INFOLETTRE ? >> Cliquez iciNuançons : cette remarque ne vaut pas pour des termes purement “techniques”. “Corde”, “stylo”, “table” ne posent pas vraiment de problèmes. Tout change dès que l’on aborde les questions sociales au sens large car il est extrêmement difficile de caractériser de manière objective des termes comme “Arabe”, “écoterrorisme” “homosexuel”, “juif”, “libéral”, “migrant”, “Noir” ou “réactionnaire”. Dans bien des cas, les approches proposées sont empreintes de subjectivité et, en la matière, le temps joue évidemment un rôle majeur. Dans le Larousse, une femme est aujourd’hui définie comme un “être humain du sexe féminin”. Furetière doit se retourner dans sa tombe !Il en va de même pour tout ce qui touche au sacré, a fortiori dans notre pays, qui fut longtemps une monarchie absolue de droit divin. Dans la première édition du dictionnaire de l’Académie française, parue en 1694, “Dieu” était ainsi présenté comme “Le premier & le souverain estre par qui tous les autres sont & subsistent”, sachant que le Dieu des chrétiens était évidemment opposé aux autres. “Dieu. Se dit encore abusivement des fausses Divinitez que les Payens adoroient.” Furetière – qui était abbé – ne prenait pas plus de gants pour définir “religion”. “La vraye Religion est la Catholique, Apostolique et Romaine. Tous les cultes des faux Dieux ne sont que superstition, ne s’appellent Religion qu’abusivement.” C’est peu dire que l’on n’en est plus là puisqu’en 2025, le même dictionnaire de l’Académie indique très sobrement : “Dans les religions monothéistes (avec une majuscule). Puissance suprême, être transcendant et personnel, créateur de l’univers.”On s’en doute : le rapport aux autres peuples n’est pas épargné par le phénomène. “Nègre. Nom donné spécialement aux habitants de certaines contrées de l’Afrique, de la Guinée, de la Sénégambie, de la Cafrerie, etc., qui forment une race d’hommes noirs, inférieure en intelligence à la race blanche”, pouvait-on lire dans le Dictionnaire complet de la langue française de Pierre Larousse, paru en 1875. On trouve aujourd’hui chez le même éditeur : “Nègre. Vieilli, souvent raciste. Personne dont la peau est foncée. (La connotation fréquemment raciste de ce mot fait qu’il a été supplanté par le terme Noir).”Bien d’autres populations ont été mal traitées par les “ouvrages de référence”. C’est le cas notamment des “Turcs”, dont le nom a été longtemps utilisé pour désigner les musulmans en général. “Turc. Qui est de Turquie. Les Turcs sont avares, brutaux, perfides, sélérats & sans foi”, écrit ainsi Richelet dans son dictionnaire de 1680. Les Arabes n’ont pas droit à un meilleur traitement dans la première édition du dictionnaire de l’Académie française de 1694 : “Un avare qui rapine sur tout, qui exige au-delà de la Justice.” Un cliché que l’on prête également aux juifs, cela va de soi. “Juif. On appelle aussi un usurier, un Marchand qui trompe ou qui rançonne, un Juif parce que les Juifs sont de grands usuriers, frippiers et trompeurs”, écrit encore Furetière, décidément peu inspiré par la charité chrétienne.Révélatrice est également l’évolution de “bourgeois”. Au XVIIe siècle, il s’agit simplement pour l’Académie du “citoyen habitant d’une ville” mais aussi d’un “homme qui n’est pas de la Cour” (par opposition au noble). C’est à partir de 1935, en pleine lutte des classes, que les Immortels changent de position : “Se dit aussi, par opposition à “ouvrier”, d’un Homme qui ne travaille pas de ses mains.” La montée du communisme n’y est évidemment pas pour rien.Ne croyez pas cependant que ces divergences soient réservées au passé. Encore aujourd’hui, les dictionnaires ne sont pas toujours d’accord entre eux. Ainsi le “wokisme” est qualifié de “mouvement” par le Robert mais d’”idéologie “par le Larousse. Ce dernier indique encore que ce courant de pensée est “parfois perçu comme attentatoire à l’universalisme républicain” – référence absente chez son confrère.De même, on s’étonnera de trouver en 2025 comme synonymes de “hâbleur” (“personne qui a l’habitude de parler beaucoup en exagérant, en promettant, en se vantant”) : “Bordelais”, “Gascon”, “Marseillais” ou “Méridional”, sur le site du très réputé Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL). Le terme “gascon” a même “l’honneur” d’être également cité sur la version en ligne du Robert. Autant de traces d’un mépris historique de Paris envers les habitants du Sud (2).Conclusion ? Aimons les dictionnaires, consultons-les avec passion, avec amour, avec délectation. Mais souvenons-nous qu’ils sont réalisés par des êtres de chair et de sang, qui s’y consacrent avec le plus grand sérieux, certes, mais toujours avec une sensibilité singulière. Et gardons à l’esprit que, à toutes les époques et sous toutes les latitudes, le langage est et restera une bataille idéologique.RETROUVEZ DES VIDÉOS CONSACRÉES AU FRANÇAIS ET AUX LANGUES DE FRANCE SUR MA CHAÎNE YOUTUBE(1) Va voir dans le dico si j’y suis, ce que les dictionnaires racontent de nos sociétés, par Médéric Gasquet-Cyrus et Christophe Rey (Editions de l’atelier).(2) Selon l’historien Nicolas Lebourg, le mot “racisme” a été appliqué pour la première fois pour s’alarmer de la “submersion” par les Français du sud de la “France du nord de souche gauloise” (Voir notamment Le Monde, daté 31 octobre-2 novembre 2021).A lire ailleursEn Bretagne, on parle davantage le gallo que le bretonCela en surprendra sans doute beaucoup, mais, en Bretagne, la langue régionale la plus pratiquée n’est pas le breton, mais le gallo, une langue latine présente à l’est de la région. En 2024, en effet, environ 107 000 personnes parlaient breton et 132 000 gallo, selon l’enquête sociolinguistique menée dans les cinq départements de la Bretagne historique, présentée ce 20 janvier. Ces chiffres sont en forte baisse par rapport à l’enquête précédente de 2018, où ils avoisinaient les 200 000 personnes dans chacun des deux cas. Preuve s’il en était besoin que la France doit impérativement changer de politique linguistique si elle entend vraiment préserver ses langues minoritaires.Pourquoi “bonne dégustation” remplace “bon appétit” dans les restaurants ?Derrière ce choix apparemment anodin se cachent de subtiles tensions entre évolutions linguistiques et volonté d’exprimer un rang social, souligne Kilien Stengel, enseignant-chercheur spécialiste des discours gastronomiques et alimentaires. Où l’on apprend notamment que “bon appétit” a longtemps été jugé inconvenant dans la bonne société…Le niveau de compréhension écrite des Français baisse encoreLe niveau des Français en compréhension de l’écrit se situe en dessous de la moyenne, selon une enquête de l’OCDE. 28 % d’entre eux obtiennent une maîtrise “faible”, contre seulement 22 % lors de la dernière enquête menée en 2012. Une baisse qui concerne également les Français de niveau “intermédiaire”, passés de 70 % à 64 %.Et si, en réalité, les Gaulois savaient écrire ?Près de 800 inscriptions gauloises ont été recensées à ce jour par les spécialistes, étant entendu que “nos ancêtres” ont utilisé les alphabets grec (depuis la création de Marseille, notamment), puis latin (après la conquête romaine).Comment Duolingo est devenue la reine des applications d’apprentissage de languesDouze ans après sa création, Duolingo atteint des sommets en Bourse. La société, qui s’est hissée en quelques années à la première place des applications d’apprentissage de langues avec 90 % de part de marché, a vu le cours de son action grimper de près de 50 % en 2024.La langue corse bientôt officielle pendant les messes ?L’université de Corse a proposé à Monseigneur Bustillo, évêque de la Corse et cardinal, que la Bible et le Missel soient traduits en langue corse en accord avec les autorités ecclésiastiques. Une retombée inattendue de la récente visite du pape sur l’île.Conférence à Cannes le 31 janvier « Amusons-nous avec la langue française »Pourquoi dit-on “grand-mère” et non “grande-mère” ? Et pourquoi dit-on “quatre-vingts” et non “trois-vingts” ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles je répondrai le 31 janvier. Rendez-vous à 18 heures à la médiathèque Noailles, 1 avenue Jean de Noailles, à Cannes. Entrée gratuite.A écouterQuand France Inter dénonce une discrimination qu’elle pratique…Accents du Sud, alsacien ou guadeloupéen : un Français sur deux parle avec un accent et nombre d’entre eux subissent des moqueries, voire des discriminations à l’embauche, souligne justement cette émission de France Inter. Il ne reste plus à la radio publique qu’à en tirer les conséquences dans son recrutement…A regarderDu nissart sur BFMTVJe l’ignorais, mais BFMTV met en avant le nissart sur ses antennes. Certes mêlé au français et sur BFM Nice, mais tout de même.RÉAGISSEZ, DÉBATTEZ ET TROUVEZ PLUS D’INFOS SUR LES LANGUES DE FRANCE SUR la page Facebook dédiée à cette lettre d’information
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Author : Michel Feltin-Palas
Publish date : 2025-01-21 06:15:00
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