Même Abdelaziz Bouteflika et le redoutable général “Toufik” (le maître espion d’Alger pendant vingt-cinq ans, jusqu’en 2015) n’avaient pas osé toucher à “la Ligue”. Depuis son arrivée au pouvoir, en 2019, après le soulèvement populaire du Hirak contre un cinquième mandat de Bouteflika, le président Abdelmadjid Tebboune, chantre de “l’Algérie nouvelle”, a refermé le piège sur les militants prodémocratie. L’Algérie compte aujourd’hui au moins 215 détenus d’opinion, toutes les organisations de la société civile ont été muselées, comme les médias, condamnés à obéir ou mourir. La Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, créée en 1985, en a fait les frais, dissoute en 2022.Exilée en France, l’une des figures de cette organisation l’a reformée en région parisienne. Adel Boucherguine raconte à L’Express les pressions subies par la diaspora algérienne dans l’Hexagone et regrette l’escalade diplomatique entre Paris et Alger, instrumentalisée par “des acteurs des deux rives qui ont intérêt à la surenchère”. Il rappelle qu’en Algérie “le désamour entre gouvernés et gouvernants n’a jamais été aussi grand”. Et que le Hirak n’a pas dit son dernier mot, loin de là : au contraire, “tous les ingrédients sont réunis pour que ça reparte”. Entretien.L’Express : Le Collectif de sauvegarde de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme a déposé ses statuts en fin d’année à la préfecture de la Seine-Saint-Denis. Quel est votre objectif ?Adel Boucherguine : Notre seul mot d’ordre est de poursuivre le combat de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, dissoute en 2022 – ce qui n’était jamais arrivé, même aux pires heures de la décennie noire : dénoncer le matraquage des libertés, former des militants, alerter l’opinion publique internationale et nationale, construire des initiatives pour œuvrer à la libération des plus de 200 détenus d’opinion.Et surtout, travailler pour l’abrogation de l’article 87 bis du Code pénal [NDLR : invoqué dans l’arrestation de Boualem Sansal, il punit “tout acte terroriste ou subversif, tout acte visant la sûreté de l’Etat, l’intégrité du territoire, la stabilité et le fonctionnement normal des institutions” par des sanctions extrêmement lourdes]. En vertu de cet article, tout Algérien devient un terroriste potentiel. Les autorités ne veulent plus de témoins de la mise à mort programmée de la liberté.Aujourd’hui, il y a plusieurs catégories de militants : en prison, sous contrôle judiciaire et sous interdiction de sortie du territoire national. Il y a ceux qui sont contraints de s’éclipser car ils ont des pressions familiales, des enfants ou des parents âgés qu’ils veulent pouvoir protéger. Enfin, il y a les exilés, comme nous. Le pouvoir algérien ne veut pas d’une diaspora forte, organisée, avec des idées, des associations qui renforcent la relation bilatérale. Il ne veut que d’une clientèle à son image et à son service. Les quelques individus qui viennent d’être arrêtés pour appel à la violence et à la haine sur le territoire français peuvent correspondre à un tel profil.Quel regard portez-vous sur l’escalade diplomatique en cours entre Paris et Alger ?Nous observons la situation avec perplexité et inquiétude. Pourquoi maintenant, et pourquoi une telle intensité ? S’agit-il du positionnement français sur la question sahraouie ? De l’impasse du travail mémoriel voulu et entamé par les deux présidents ? Ou du contexte politique dans les deux pays, avec de part et d’autre de la Méditerranée des acteurs qui ont intérêt à la surenchère, notamment l’extrême droite en France, qui souffle sur les braises ?Probablement la conjonction de tous ces facteurs. Quoi qu’il en soit, nous craignons que cette escalade ne porte atteinte aux droits de ces deux communautés profondément liées. Nous espérons que les binationaux ne seront pas sommés de faire des choix impossibles en cas de rupture, comme renoncer à l’une de leurs nationalités.Qui sont ces “influenceurs” qui appellent à la violence sur le sol français ?A ce stade, nous ne savons pas si ces “influenceurs” mal inspirés ou mal conseillés ont des liens avec le régime algérien. Leur profil est toutefois intéressant : certains seraient poursuivis en Algérie, la plupart ont certainement fui la misère pour se retrouver en Europe. Selon les déclarations des autorités françaises, ils sont pour la majorité sous OQTF [obligation de quitter le territoire français]. Ces gens ont tout fait pour quitter l’Algérie, et voilà que, du jour au lendemain, ils défendent bruyamment le pouvoir. Il y a de quoi se poser des questions. Leur cas relève maintenant de la justice, loin des exploitations politiciennes.Une chose est sûre, les réseaux de l’ambassade et des consulats en France utilisent depuis longtemps des pratiques malsaines contre les opposants de la diaspora. Le recours à des gens peu fréquentables, voire des délinquants, n’est un secret pour personne. J’en ai moi-même été victime : des petits voyous ont tenté de m’intimider place de la République, lors d’une manifestation célébrant le troisième anniversaire du Hirak, le 22 février 2019.Vous affirmez que les ambassade et consulats font pression sur des Algériens en France. Comment s’y prennent-ils ?Ce sont des pratiques propres aux régimes autoritaires. Le chantage aux papiers est un grand classique. Ici, les gens en situation irrégulière ont toutes les peines du monde à renouveler leur passeport auprès des consulats, leur délivrance devient un moyen de pression comme un autre.Les consulats travaillent avec des têtes de réseaux, en relation avec des sans-papiers. Ils ont par exemple souvent été mobilisés pour organiser des contre-rassemblements face aux marches prodémocratie. Le 19 mars 2023, à l’occasion de la “fête de la victoire” [l’anniversaire du cessez-le-feu consécutif à la signature des accords d’Evian], une manifestation pro-Hirak était prévue place de la République. Le même jour, un obscur collectif a organisé une contre-manifestation de “patriotes” pour dénoncer les prétendues tentatives d’ingérence et de déstabilisation vis-à-vis de l’Algérie.Que sait-on de l’état du régime aujourd’hui ? Qui tire les ficelles ?Depuis l’indépendance, cela n’a jamais changé : l’armée a toujours dominé la vie politique en Algérie. A certaines périodes, elle a plus ou moins partagé son influence avec les services de renseignement ou la présidence de la République. Les grandes décisions sont souvent le résultat de rapports de force entre les différents clans qui se partagent le pouvoir. Mais il demeure très difficile de lire cette “boîte noire”.Les militants algériens ou franco-algériens vivant en France peuvent-ils encore revenir en Algérie ?Beaucoup de ces opposants n’osent plus y voyager. Certains doivent absolument y aller pour des raisons familiales. Plusieurs cas nous ont été rapportés de militants contraints de signer un engagement écrit au consulat de Bobigny, par exemple, pour renoncer à toute activité politique en échange de pouvoir retourner en Algérie sans être arrêté.D’autres sont arrêtés à peine arrivés à l’aéroport d’Alger. Nous connaissons le cas d’un Franco-Algérien qui a passé plus de vingt-quatre heures dans les sous-sols de l’aéroport, où se trouvent les bureaux des services de renseignement. Il a été soumis à un interrogatoire sans fin, puis a été empêché de rentrer en France sous prétexte qu’il était sous le coup d’une interdiction de sortie du territoire national. Il a passé six mois bloqué en Algérie, a perdu son travail et son logement en France. Il a fini par revenir, mais il ne veut plus toucher à la politique !Visiblement, le régime algérien ne veut pas pardonner aux militants qui, à travers leur engagement, ont contribué au Hirak, le soulèvement populaire du 22 février 2019. Ce dernier était le résultat d’un long travail de conscientisation et de mobilisation au sein de la société algérienne. La candidature à un cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika a juste été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase, elle a été vécue comme une humiliation insupportable par les Algériens.Le Hirak vit-il toujours ou cette “parenthèse” est-elle refermée ?Elle ne l’est pas. Tous les ingrédients sont réunis pour que ça reparte. D’ailleurs, le hashtag #Manich radi [“je ne suis pas satisfait”] monte sur les réseaux sociaux ces dernières semaines. Les Algériens dénoncent la répression, les problèmes économiques et sociaux… Ils revendiquent le changement pacifique.Le besoin de changement démocratique est pressant, l’envie de tourner la page de l’autoritarisme et de l’immobilisme est partagée par une grande partie des Algériens, où qu’ils soient. Le désamour entre gouvernés et gouvernants n’a jamais été aussi grand, la colère est là, silencieuse et imprévisible.
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Author : Charlotte Lalanne
Publish date : 2025-01-24 06:00:00
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