Discrétion et mesure sont d’ordinaire de mise dans le monde bancaire. Cette fois, le patron de BNP Paribas n’a pas mâché ses mots. Face à un public de trésoriers d’entreprises réunis pour un colloque en novembre dernier, il dénonce les “délires bureaucratiques” dont souffre l’Europe. Dans le viseur de Jean-Laurent Bonnafé, une réglementation européenne, la CSRD, pour Corporate Sustainability Reporting Directive. Un sigle jargonneux comme Bruxelles les affectionne pour désigner ce cadre qui oblige les entreprises de l’Union à une communication balisée et très détaillée en matière environnementale et sociale, des émissions de gaz à effet de serre à la consommation d’eau en passant par les conditions de travail chez les sous-traitants… Le tout sous deux prismes : les risques auxquels elles sont exposées et leurs propres impacts – on parle de “double matérialité”. Au total, plus d’un millier d’informations à chiffrer ou commenter. Les entreprises cotées rendront leur première copie d’ici quelques semaines, sur la base des informations de 2024. Le périmètre des sociétés éligibles doit s’étendre les années suivantes.La directive a beau avoir été votée il y a deux ans, le débat n’est pas clos. Plus d’une dizaine de pays, dont l’Allemagne, ne l’ont même pas transposée au niveau national. Et les coups de boutoir se font de plus en plus violents. “Depuis les élections européennes de juin, les forces en présence au Parlement sont moins favorables au Pacte vert [NDLR : l’ensemble de textes visant à amener l’UE vers la neutralité carbone en 2050]. Des voix émergent – en Allemagne notamment – pour promouvoir la compétitivité, avec l’idée que cette dernière s’oppose à la durabilité”, constate Alexandre Rambaud, enseignant-chercheur à AgroParisTech. En France, la sortie de Stéphane Séjourné – le vice-président de la Commission annonçant sur France Inter une “suppression du reporting” – a d’abord donné lieu à un rétropédalage. Mais en fin de semaine, la position officielle de la France a fuité, ajoutant de l’huile sur le feu : “report sine die” de la directive sur le devoir de vigilance, un autre pilier du Pacte vert, “adoption urgente” de mesures de simplification de la CSRD, pourtant transposée fin 2023, voire décalage de deux ans de son entrée en vigueur…Bataille de communicationPour justifier ces revirements, Paris invoque Mario Draghi. Dans son rapport sur la compétitivité publié en septembre, l’ancien président de la Banque centrale européenne pointait du doigt ce fardeau réglementaire pesant pour l’économie de l’UE. “Il y a bien d’autres raisons au décrochage européen avant celui-ci, comme l’absence de politique industrielle”, estime Alexandre Rambaud. Ou encore le coût de l’énergie, bien plus ruineux qu’outre-Atlantique. Foisonnant et complexe, le Pacte vert cristallise les rancœurs et donne lieu à une bataille de communication, attisée par la menace d’une guerre commerciale de Donald Trump avec le reste du monde. “Ce n’est pas un hasard si la pression s’accentue en ce moment”, note Laurent Lascols, formateur CSRD à l’Institut supérieur de l’environnement. A fortiori à l’approche de la présentation par la Commission, le 26 février prochain, d’une loi “omnibus”, visant la révision de plusieurs textes. Son objet : simplifier.Ce mot d’ordre résonne agréablement aux oreilles des patrons, exaspérés par l’accumulation de normes à décrypter, digérer, mettre en application. Tableaux Excel, mobilisation des énergies en interne, recours à des consultants hors de prix… Les dirigeants sont proches du burn-out administratif. Et voient rouge en chiffrant la facture. “Cela nous coûte dix fois plus cher que la déclaration de performance extra-financière [NDLR : l’ancêtre de la CSRD en France], soit de l’ordre de 500 000 euros, évalue Alexandre Saubot, directeur général du fabricant de nacelles élévatrices Haulotte et président de France Industrie. Une somme que l’on préférerait consacrer à des dépenses de recherche et développement”. Même son de cloche chez un poids lourd du CAC 40 : “Une trentaine de collaborateurs contribuent activement à l’élaboration de ce nouveau rapport. La directive fait 300 pages… L’investissement pour comprendre la méthodologie et ce que nous allons devoir publier est énorme, et le coût pour le groupe dépassera le million d’euros”, estime le “Monsieur CSRD” désigné pour mener le projet à bien. Une charge qui ne va pas forcément se réduire à l’avenir, les exigences allant croissant, prévient-il. Gare aux excès de zèle des auditeurs, plus bruxellois que Bruxelles, et aux abus des cabinets de conseil. Beaucoup de ces derniers ont vu dans cette nouvelle réglementation “la poule aux œufs d’or, dénonce Laurent Lascols. En facturant à l’heure, ils ont intérêt à dire que le processus est complexe et lourd. Je viens de discuter avec un grossiste en électroménager, dont la PME sera soumise au reporting l’an prochain. Pour élaborer son premier rapport, il se retrouve face à un consultant qui lui propose ses services, moyennant 80 000 euros. C’est beaucoup pour un distributeur, dont la marge est limitée”.Parmi le millier de points listés par la directive, notre responsable du CAC 40 estime à plus de 700 le nombre d’informations qu’il devra fournir. Une certaine souplesse existe : chaque entreprise détermine, dans l’ensemble des champs couverts, du climat à la pollution en passant par la biodiversité, ce qui est pertinent à son échelle. Mais la tâche n’en reste pas moins colossale. “Il ne suffit pas d’appuyer sur un bouton, cela nous oblige à calculer certains indicateurs de façon différente des standards habituels et pour un groupe international, ce travail est d’autant plus complexe”, souligne-t-il, espérant encore contenir cette masse de données dans un document de moins de 200 pages. Rien que pour évaluer de façon pertinente les écarts de salaires hommes/femmes dans plusieurs dizaines de pays, il a fallu recourir à un expert indépendant. Et pas question de lésiner sur les vérifications : la fiabilité est fondamentale, a fortiori pour un groupe coté en Bourse.Risque de flou juridiqueSéduisante, l’idée d’une simplification fait donc son chemin. En taillant dans le nombre d’informations demandées, réclament les uns. En revoyant les seuils d’éligibilité proposent les autres, pour épargner les petites et moyennes entreprises. L’eurodéputé Pascal Canfin (Renew Europe) appuie le principe d’alléger le fardeau des PME, en limitant le nombre d’indicateurs qu’elles seront tenues de transmettre à leurs donneurs d’ordre. Mais il relativise le besoin d’amender les dispositions actuelles : “L’essentiel des modifications n’implique pas de rouvrir le texte.” Le flou juridique, plaide-t-il, ne serait-il pas pire qu’une réglementation contraignante ? Ce remue-ménage arrive bien tardivement, les premiers rapports étant sur le point d’être publiés. “Les entreprises ont surtout besoin d’un calendrier réglementaire stable. Il y a beaucoup de bruit en ce moment, mais en attendant, elles sont tenues d’appliquer la directive. Tout cela crée beaucoup de confusion”, regrette Elisabeth Ottawa, responsable de la politique publique pour l’Europe du gestionnaire d’actifs Schroders.Révisée ou pas, le drame de la CSRD est surtout de peiner à convaincre de son utilité. Qui va lire cette paperasse assommante ? N’est-ce pas un boulet supplémentaire au pied des acteurs économiques européens dans la concurrence mondiale ? “90 % de ce travail ne sert à rien car il formalise des éléments sur lesquels nous n’avons aucun levier ou qui sont insignifiants au regard de nos enjeux de décarbonation, assène Alexandre Saubot. Et si pour une fois, l’Europe laissait aux entreprises l’appréciation du juste nécessaire…” Chez Rexel, où cinq personnes travaillent à temps complet à la rédaction du rapport, Guillaume Texier se montre aussi sévère. “Notre plan de décarbonation est déjà engagé, quoi qu’il arrive”, affirme le directeur général de ce grand fournisseur de matériel électrique. La fronde n’est toutefois pas unanime, y compris dans les rangs des entreprises. Certains industriels comme Primark, Ferrero ou Mars ont plaidé dans une lettre commune pour un maintien des textes en l’état, avançant que “ces initiatives sont susceptibles de favoriser la résilience et la valeur à long terme des entreprises européennes et de leur donner un avantage concurrentiel”. Du côté d’Impact France, on est ouvert à des ajustements, sans remettre en cause le mouvement. “La réalité est que nous ne faisons que commencer la transition vers une économie durable, que les risques liés au dérèglement climatique ne font qu’augmenter et que ces exercices de transparence sont utiles pour se poser les bonnes questions et se mettre en ordre de marche”, confie à L’Express Pascal Demurger, le coprésident de cette organisation d’entreprises engagées.Exercice stratégiqueCar pour ses thuriféraires, la CSRD n’est pas un pur travail de communication et de transparence. Les données sont récoltées dans le but de dessiner l’avenir de l’entreprise et d’en déduire ainsi comment réduire la vulnérabilité de ses activités aux aléas climatiques, où orienter ses investissements, quels profils recruter… “C’est un exercice stratégique qui aide à mieux comprendre le risque, le prioriser, faire un plan de transition”, explique Pascal Canfin. A plus grande échelle, ce standard doit permettre “de créer le système d’information nécessaire si l’on veut que les investisseurs puissent réorienter leurs capitaux vers une économie plus verte, ajoute l’eurodéputé. En parlant le même langage, on pourra utiliser la puissance du marché unique pour investir dans la transition environnementale”.Durabilité et compétitivité ne seraient donc pas incompatibles. Les angoissés du décrochage économique européen auraient-ils tort de croire que l’Union européenne œuvre contre ses intérêts, avec sa bureaucratie verte ? Elle n’est, en tout cas, pas isolée dans la démarche. “En 2024, on a assisté à une multiplication des déclarations internationales. En Chine, au printemps dernier, les trois plus grandes bourses, puis le gouvernement, ont communiqué sur leur passage à la double matérialité, dans une logique d’investissement durable. Dans son sillage, d’autres pays adoptent des normes de reporting extra-financier, de la Corée du Sud au Pakistan”, remarque Alexandre Rambaud. Quant au retour de Donald Trump au pouvoir, il encourage certains pays à sauter le pas. “Le Canada a adopté un cadre en janvier, en s’alignant sur les demandes de la SEC [NDLR : le gendarme boursier américain]. Depuis les provocations de Trump, le débat s’est rouvert et des voix militent pour se rapprocher davantage de l’UE, et de ses standards de durabilité. C’est à nous de comprendre cela et de nous en saisir”, insiste le chercheur. D’autant que les textes européens ont une ambition extraterritoriale : à compter de 2029, les entreprises étrangères réalisant plus de 150 millions d’euros de chiffre d’affaires dans l’Union seront à leur tour soumises à la CSRD. Un vecteur potentiel d’influence internationale.
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Author : Muriel Breiman
Publish date : 2025-01-28 07:00:00
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