C’est une question à laquelle il paraît très simple de répondre. Quelle langue parle-t-on à Paris ? Eh bien, le français, pardi ! Or, cette affirmation est, si ce n’est fausse, pour le moins incomplète car, dans la capitale, on emploie chaque jour plus d’une centaine de langues.Si le phénomène atteint aujourd’hui des sommets, il n’a rien de nouveau. Paris est une ville multilingue au moins depuis l’arrivée des Romains, voilà deux mille ans. Latin, picard, normand, champenois, gascon, franco-provençal, breton, italien, espagnol, anglais, wolof, bambara, mandarin, arabe, turc, mais aussi argot, verlan et wesh-wesh : c’est l’incroyable histoire de cette “Paris-Babel” que retrace avec une érudition réjouissante le dernier ouvrage (Paris-Babel, histoire linguistique d’une ville-monde, Actes Sud) du linguiste Gilles Siouffi, professeur à la Sorbonne.L’Express : Combien de langues parle-t-on à Paris aujourd’hui ?Gilles Siouffi : Il est impossible de donner un chiffre précis car nous ne disposons pas d’enquête sur ce sujet. Mais, sur la foi d’études similaires menées à New York, on peut raisonnablement avancer qu’il se situe dans une fourchette comprise entre 100 et 150 langues.Quelles sont les langues les plus pratiquées en dehors du français ?L’arabe, le berbère et le mandarin y sont très présents. En revanche, l’italien, l’espagnol et le portugais, très pratiqués dans la première moitié du XXe siècle, sont aujourd’hui moins entendus, comme le sont l’ensemble des langues européennes, à l’exception évidemment de l’anglais, qu’emploient aussi bien les touristes que le monde de l’économie.Depuis quand entend-on des langues étrangères à Paris ?Depuis toujours ! Ou, en tout cas, depuis la conquête par les Romains de cette ville qui parlait gaulois. Plus tard, les Francs sont arrivés et y ont apporté une langue germanique, le francique. Ils n’étaient pas assez nombreux pour le substituer au latin tardif qui était alors pratiqué à Lutèce, mais suffisamment pour le modifier profondément. Ce sont eux, par exemple, qui ont apporté des titres comme “baron” ou “sénéchal” ; des noms d’arbres comme “saule” ou “hêtre” ; des noms d’animaux comme “mésange” ou “héron”. Ils ont aussi introduit des mots commençant par g (“guerre”, “garder”, “guérir”…) ou par h (“housse”, “halle”, “hache”). Ils nous ont enfin offert de nombreux prénoms se terminant par -ard (“fort”) comme Bernard, Richard ou Gérard… C’est pourquoi le français est considéré comme la plus germanique des langues latines.Au Moyen Age, on jugeait inutile d’enseigner le français, considéré comme un dialecte non codifiéA partir du Moyen Age, d’autres langues étrangères vont se faire entendre à Paris en raison notamment de la venue massive de jeunes Européens venus étudier dans cette ville qui abritait l’une des plus importantes universités du continent. Par la suite, le XVIe et le XVIIe siècles seront marqués par l’arrivée de l’italien et du gascon. Le mouvement prendra toutefois une ampleur plus considérable encore à partir du XIXe siècle, lorsque la France s’ouvrira à une immigration plus significative.A vous lire, on constate que le latin, langue prétendument morte, a longtemps fait de la résistance…Le latin est en effet longtemps resté la seule langue jugée “noble”, non seulement dans l’Eglise, mais aussi dans l’enseignement. Or, 10 000 étudiants environ vivaient à Paris au Moyen Age, ce qui est énorme pour une ville composée à cette époque de quelque 100 000 habitants ! On jugeait alors inutile d’enseigner le français, considéré comme un dialecte non codifié. Ces étudiants parlaient donc couramment le latin ou, plus exactement, deux latins : le latin scolastique de l’université et un autre, plus oral, plus bricolé.Paris est donc une ville profondément multilingue ?Incontestablement. Depuis la fin du XVIIIe, le pourcentage de personnes étrangères y est supérieur à celui que l’on trouve à Londres, à Berlin, à Vienne, à Saint-Pétersbourg et dans les autres capitales européennes, et cette caractéristique se vérifiera jusqu’au XXe siècle. Cela tient à sa taille, à sa centralité, à son caractère universitaire et, évidemment, à l’afflux d’immigrés qui sont venus y vivre, même s’il faut sur ce plan distinguer deux périodes. Dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, il s’est agi pour l’essentiel d’une immigration culturelle, notamment d’artistes adoptant rapidement le français.A partir de la fin du XIXe siècle, l’immigration a touché d’autres populations, Paris attirant de nombreux ouvriers dans ses usines qui, à l’époque, se situaient intra-muros. Eux sont demeurés plus longtemps fidèles à leurs langues d’origine. Il reste que Paris, du gaulois de l’Antiquité au bambara ou aux langues d’Asie d’aujourd’hui, a été tout au long de son histoire la capitale du multilinguisme.Parmi les langues étrangères, vous avez fait allusion tout à l’heure au gascon. Le gascon n’est-il pas une langue de France ?La présence du gascon a été marquante au tournant du XVIe et du XVIIe siècle. Cela s’explique évidemment par l’accession d’Henri IV au trône de France et à l’arrivée concomitante de nombreux gentilshommes béarnais (souvenez-vous des Trois Mousquetaires). Or, à cette époque, le gascon n’est pas considéré comme un parler régional de France, mais comme une langue étrangère, au sens d’une langue vraiment autre. Et comme, de manière naturelle, les gentilshommes gascons ont transposé en français des tournures de leur langue maternelle, ils ont fini par influencer le français de Paris. Cela n’a pas plu à tout le monde. Le poète Malherbe se fixera même comme objectif de “dégasconner la Cour” et, plus tard, des grammairiens publieront des manuels de “gasconismes corrigés”.Bien d’autres langues régionales ont été parlées à Paris…Bien sûr. Dans un premier temps, il s’est surtout agi des langues d’oïl pratiquées dans des régions voisines comme la Champagne ou la Picardie. Plus tard, avec l’invention du chemin de fer, les Provinciaux viendront de plus en plus loin.Les langues pratiquées par ces “immigrés de l’intérieur” ont-elles influencé l’image que l’on avait d’eux ?Tout à fait, au point qu’une forme de hiérarchisation a été établie. Les Savoyards étaient perçus comme une sorte d’aristocratie de l’immigration. Peut-être parce qu’ils parlaient francoprovençal, et que cette langue est relativement proche du français.A l’autre extrémité, les Bretons ont été très mal vus, peut-être parce que leur langue celtique était profondément différente. Les hommes ont été accusés d’être des voleurs, les femmes, des prostituées, ce qui a eu en retour un effet sur la représentation de leur langue, jugée négativement. Pensez au célèbre personnage de Bécassine, à qui l’on prêtait un français volontairement fautif : “J’ons du travail à faire”. Il en est allé de même avec Mlle Victoire, une bonne alsacienne qui apparaît dans les aventures du sapeur Camember. C’est tout le paradoxe : Paris est une ville profondément multilingue et, en même temps, la ville où a été élaborée la norme du “bon français”.Comment ce “bon français” a-t-il fini par s’imposer face à toutes les langues avec lesquelles il a été en concurrence ?Longtemps, le mot “français” est resté ambigu. Il désignait soit le parler de Paris, soit la langue du roi, soit l’ensemble des parlers de la langue d’oïl, avec ses différentes variétés (picard, normand, champenois, etc), un peu à l’image du grec ancien, qui était composé lui-même de quatre grands dialectes. Au Moyen Age, aucun de ces dialectes ne faisait l’objet d’un quelconque mépris. Bien au contraire : le picard, en particulier, a gardé longtemps un grand prestige en tant que langue littéraire et langue administrative. C’est bien plus tard que le regard sur les “patois” changera.On ne parlait pas le même français à Paris, à Saint-Ouen ou à Sarcelles !Le français a eu d’autant plus de mal à s’imposer qu’au XIIIe siècle, Paris était en retard par rapport à la Picardie, la Champagne ou la Normandie. Et cela pour au moins deux raisons. D’une part, l’activité littéraire était très riche dans ces dernières régions alors qu’elle était quasiment inexistante à Paris. Comme son nom l’indique, Chrétien de Troyes, l’auteur de romans arthuriens comme Lancelot ou Perceval, vivait à la Cour de Champagne et écrivait donc avec les traits dialectaux de cette région. D’autre part, la chancellerie, c’est-à-dire l’administration du roi, est longtemps restée attachée au latin, la seule langue qu’elle jugeait digne de servir la monarchie. A ses yeux, le français n’était qu’un parler “vulgaire”. C’est pourquoi la toute première charte en notre possession – c’est-à-dire un texte destiné à consigner des droits – écrite en “français” l’a été en picard, en 1194. Elle est connue sous le nom de loi de Chièvres.Dès lors que Paris était en retard, pourquoi le picard n’a-t-il pas été choisi comme norme pour le “bon français” ?En raison de la présence à Paris de grandes institutions, comme la chancellerie – qui va finir par passer au français – mais aussi le Parlement et bien sûr la Cour du roi.Vous soulignez aussi que le français de Paris n’a rien de “pur”…Aucunement. Comme je l’ai dit, Paris, par sa taille et sa fonction, est très vite devenue une ville d’immigration, attirant des personnes venues des régions alentour, avec leurs particularismes langagiers. Ce brassage y a donné naissance à une langue mixte, mêlant des traits de différents dialectes de la langue d’oïl. C’est ainsi que le français pratiqué dans Paris intra-muros s’est peu à peu différencié du français parlé dans le reste de l’Ile-de-France. On ne parlait pas le même français à Paris, à Saint-Ouen ou à Sarcelles !Le français de Paris variait-il aussi selon les classes sociales ?Bien sûr. Au XVIIe siècle, les paysans de Chaillot ne parlaient pas comme les artisans du faubourg Saint-Antoine ni comme les nobles du Marais. On distinguait même au moins trois parlers au sein de la haute société : celui de la Cour, celui du Palais (les hautes institutions judiciaires) et celui de la Ville, c’est-à-dire la noblesse et la haute bourgeoisie. Tous, d’ailleurs, ont espéré être choisis comme norme du “bon français”Lequel l’a emporté ?Au XVIIe siècle, la Cour, qui exerçait une grande influence, a ridiculisé les usages du Palais. Mais, à partir de son installation à Versailles, en 1682, elle s’est trouvée peu à peu marginalisée. Aussi, la Ville en a-t-elle profité pour s’autonomiser et imposer ses usages, notamment grâce à la multiplication des salons. C’est cette dernière qui, au XVIIIe siècle, a fini par gagner la partie.Avant que la bourgeoisie n’impose sa propre norme après la Révolution…C’est toujours la classe sociale au pouvoir qui présente sa manière de parler comme étant la seule “légitime”, mais il faut du temps pour cela. Or, si la bourgeoisie s’impose après 1789, la Révolution a très vite cédé la place à l’Empire et à la Restauration. La noblesse d’Empire était socialement assez hétérogène, et n’était pas un modèle de “bon français”. Napoléon lui-même parlait avec un fort accent corse. Si bien que les normes de prononciation de la bourgeoisie parisienne ne s’imposeront vraiment que dans la deuxième moitié du XIXe siècle.S’il existait plusieurs français dans la haute société, peut-on dire qu’il a existé un seul parisien populaire ?Non plus. En fait, le parler populaire de Paris a longtemps fait l’objet d’une reconstruction et d’une idéalisation par le filtre des romans, des pièces de théâtre ou des chansons.La réalité est bien différente, comme on a pu s’en rendre compte à partir du moment où l’on a su capter les voix, comme l’a fait le linguiste Ferdinand Brunot avant la Première Guerre mondiale. Il a pu constater que l’on ne parlait pas de la même manière à Montparnasse et à Montmartre, ce dont les Parisiens de l’époque avaient d’ailleurs conscience.Quel que soit leur nombre, ces parlers populaires semblent aujourd’hui en voie de disparition dans la capitale…Vous avez raison. Depuis plusieurs décennies, le français des Parisiens qui vivent intra-muros tend à se rapprocher du français standard. Il y a à cela plusieurs raisons, en particulier la disparition de la classe ouvrière, chassée de la commune par la disparition des usines, puis par la montée des prix de l’immobilier. Cet embourgeoisement conduit à une homogénéisation du français parlé à Paris.Est-ce aussi le cas de la banlieue parisienne ?Non. C’est plutôt en banlieue que l’on observe aujourd’hui les plus grandes dynamiques langagières. Depuis plusieurs décennies, la banlieue s’est séparée de Paris, aussi bien économiquement que culturellement. Et ses habitants, qui éprouvent souvent un sentiment de relégation, voire de stigmatisation, utilisent la langue pour s’affirmer. On observe un grand mélange, avec des mots empruntés à l’arabe maghrébin et au berbère (wesh, inch’allah, seum), à l’anglais (street, fight), au romani (natchave pour “partir”), et à beaucoup d’autres langues…. Ce qui est frappant, c’est que ces mots ne sont pas réservés à une communauté, mais à la disposition de tous ceux qui le souhaitent, y compris des jeunes d’origine serbe, par exemple. Il se crée ainsi un “parler banlieue”, valorisé comme une marque de distinction et une manière d’afficher son identité.
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Author : Michel Feltin-Palas
Publish date : 2025-02-01 14:00:00
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