Le pari était pour le moins risqué. En 2023, Weinberg Capital Partners, la société de gestion fondée il y a 20 ans par l’ancien président du conseil d’administration de Sanofi, Serge Weinberg, lançait un fonds dédié aux PME et ETI de la défense. Un secteur en pleine mutation, mais qui peinait à convaincre les investisseurs, principalement en raison de son incompatibilité avec les objectifs ESG – environnementaux, sociaux et de gouvernance.Un an et demi plus tard, Weinberg Capital Partners est parvenu à lever 215 millions d’euros, a révélé Les Echos. Un montant supérieur aux attentes et qui pourrait convaincre d’autres acteurs jusqu’ici frileux. Pour L’Express, Serge Weinberg analyse la portée de cette opération compte tenu des besoins des entreprises françaises et européennes. Il appelle notamment à poursuivre la dynamique enclenchée, à l’heure où l’industrie sur le Vieux continent doit se structurer pour gagner en indépendance vis-à-vis des Etats-Unis.L’Express : Pensez-vous que votre récente levée de fonds pourrait permettre de débloquer les investissements dans le secteur de la défense ? Les banques ont été assez frileuses ces dernières années…Serge Weinberg : Il y a eu une évolution depuis le déclenchement de l’offensive russe en Ukraine en février 2022. Avant cette date, la défense et la sécurité étaient perçues comme des thématiques assez lointaines, parfois déconnectées des préoccupations immédiates. Mais ce conflit a matérialisé les enjeux et les risques.Nous avons ressenti ce changement lors de notre levée de fonds. Depuis cette période, il y a eu des réflexions un peu plus mûres du côté des investisseurs institutionnels, notamment sur l’ESG. L’Association française des investisseurs institutionnels a notamment publié un document de doctrine qui a cherché à réconcilier ces critères avec le secteur. Certains investisseurs ont commencé à considérer que la sécurité et la défense étaient des conditions préalables à une société durable, et non des obstacles.Toutefois, cette évolution n’est pas générale. Il reste des hésitations, notamment dues aux risques réputationnels qui lui sont associés. Il y a donc encore un travail de conviction à mener. De plus, la défense comporte des spécificités avec notamment des produits très technologiques, des enjeux de souveraineté et un écosystème où l’Etat et les grands industriels jouent un rôle central. Cela demande aux investisseurs d’accepter ces particularités et de se plonger pleinement dans des problématiques complexes, comme celles liées aux drones ou à la cybersécurité, qui évoluent très rapidement.La fragmentation du marché européen de la défense est souvent citée comme un obstacle à l’efficacité et à la compétitivité. Quelle stratégie préconisez-vous pour surmonter cela et encourager une meilleure coopération entre les acteurs européens ?Nous nous adressons principalement aux entreprises de taille modeste, et l’un des premiers objectifs est de les renforcer. Cela passe par le développement de leurs capacités industrielles et une diversification de leurs activités commerciales. L’un des grands défis pour l’industrie européenne de défense sera une forme de consolidation. Il ne s’agit pas seulement de créer des alliances entre les grands groupes européens, mais aussi de renforcer les PME, qui sont nombreuses – on parle souvent d’environ 4 000 entreprises en France dans ce secteur. Elles doivent devenir plus robustes, être capables de soutenir des volumes importants, de financer la recherche et développement, et d’innover. Souvent, elles disposent déjà de très bonnes compétences, mais il leur manque l’échelle nécessaire pour passer à un niveau supérieur.Que leur manque-t-il aujourd’hui pour changer de dimension ?Tout d’abord, il faut travailler sur leur croissance organique. Beaucoup d’entreprises rencontrent des problèmes liés à leur capacité de production ou à leur chaîne d’approvisionnement. Il est essentiel de renforcer ces aspects pour éviter qu’elles soient trop dépendantes d’un nombre restreint de fournisseurs. Ensuite, il faut élargir leurs débouchés, aussi bien dans le domaine de la défense que dans d’autres secteurs. Plus une entreprise développe une activité duale, c’est-à-dire à la fois civile et militaire, plus elle gagne en stabilité. Enfin, la consolidation externe est un levier important pour diversifier leurs activités et leur donner accès à de nouveaux marchés.Comment voyez-vous évoluer cet écosystème ?Les PME du secteur de la défense ont un potentiel considérable, mais elles font face à des défis importants, notamment en matière d’investissement, de succession et de consolidation. Notre rôle est de leur apporter des solutions de financement et de les aider à renforcer leur positionnement à l’échelle française et européenne.Collaborent-elles assez ensemble ?Les échanges sont nombreux. Mais il faut comprendre que nous parlons de PME, avec leur propre identité et celle de leur patron. La consolidation entre ces entreprises est limitée, car les dirigeants sont souvent, à juste titre, fiers d’avoir bâti leur société. Ils hésitent à se faire racheter, que ce soit par un client ou un concurrent.Les récentes tensions géopolitiques ont mis en lumière l’importance de la résilience des chaînes d’approvisionnement dans la défense. Comment évaluez-vous la capacité de l’industrie française à répondre rapidement aux besoins croissants d’équipements militaires ?La résilience des chaînes d’approvisionnement dépend de plusieurs aspects : l’amélioration des processus internes, la diversification des fournisseurs pour éviter toute dépendance excessive, et l’accélération des rythmes de production. Cela prend du temps. Avec les tensions actuelles, tout le monde est sous pression. Ce serait dommage de ne pas être à la hauteur des enjeux, notamment par manque de financement.Le secteur de la défense a historiquement été plus lent à innover que d’autres industries. Comment accélérer l’intégration des nouvelles technologies dans ce domaine ?Les circonstances actuelles jouent un rôle clé. En temps de paix, la rapidité de livraison ou l’urgence d’innover ne sont pas des priorités absolues. Mais en période de crise, comme aujourd’hui, les industriels sont mobilisés pour améliorer leur productivité. Un bon exemple est celui du canon Caesar, dont le rythme de production a triplé entre 2022 et 2024 en réponse aux besoins urgents. Cela montre qu’avec les bonnes incitations, on peut atteindre des gains de productivité significatifs en s’inspirant des techniques utilisées dans d’autres secteurs industriels.Avec les tensions budgétaires actuelles, notamment en France, craignez-vous une pression sur les financements publics alloués à la défense ?La stabilité budgétaire est essentielle. Dans le secteur de la défense, les investissements se planifient sur le long terme. Toute instabilité, comme des réductions budgétaires soudaines, aurait des conséquences désastreuses, non seulement pour l’industrie, mais aussi pour la relation de confiance entre l’État et les industriels. La Loi de programmation militaire est un outil crucial pour donner de la visibilité aux acteurs du secteur. Il est impératif qu’elle soit respectée, même en période de contraintes budgétaires. Il serait extrêmement dangereux de faire du stop-and-go ou en tout cas de ne pas être capable de soutenir l’effort dans la durée.Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche milite-t-il pour une plus grande indépendance vis-à-vis des Etats-Unis ?Il est clair que l’Europe ne peut plus se permettre de dépendre entièrement d’une protection extérieure. La priorité affichée par les États-Unis de se concentrer avant tout sur leurs propres intérêts montre bien que l’époque où ils assuraient une couverture totale à l’Europe est révolue. Cela appelle à une prise de conscience collective des pays européens pour s’organiser. Cela implique également de revoir nos structures industrielles, en favorisant des rapprochements et des économies d’échelle pour optimiser les coûts liés à cet effort.Quels sont alors les principaux blocages aujourd’hui ?Le problème réside dans la multiplicité des acteurs et des projets concurrents. De plus, de nombreux pays européens continuent de passer des commandes importantes aux États-Unis. Nous nous retrouvons dans une situation paradoxale où les Américains disent en quelque sorte : “Achetez nos armes et nous vous protégerons.” Quand je parle de défense, je ne fais pas référence à une politique de défense commune, qui est un sujet complexe à cause des différences historiques et nationales. Mais au moins, il serait nécessaire d’avoir une base industrielle européenne solide et souveraine, capable de proposer des équipements de défense à un coût compétitif pour les États membres. Il faut être capable de répondre rapidement aux besoins.
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Author : Thibault Marotte
Publish date : 2025-02-03 06:00:00
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