Il répète à l’envi qu’il a un des meilleurs postes au sein de la République. Bruno Bonnell a la responsabilité d’un maxi-portefeuille de 54 milliards d’euros réservé à l’innovation. Le secrétaire général dédié à l’investissement en charge du plan “France 2030” traverse également depuis janvier 2022 les législatures et les gouvernements sans trembler. Mais tout n’est pas si rose. Le déficit budgétaire l’oblige en ce moment à jouer les équilibristes dans ses comptes. Les critiques sont enfin nombreuses sur ses choix d’avenir : seront-ils efficaces ? Saupoudre-t-il trop l’argent à disposition ? Ses résultats à lui ne feront peut-être effet que dans plusieurs années. Et il faut sans cesse ajuster la mire. Dans l’intelligence artificielle, le “moment DeepSeek” – du nom de cette start-up chinoise qui bouleverse actuellement le marché – vient remettre en question la politique d’investissement. Bruno Bonnell doit donner le cap. Entretien.L’Express : Dans la course à l’intelligence artificielle, le cas de la start-up chinoise DeepSeek semble indiquer que l’argent est peut-être moins déterminant qu’on ne l’imaginait pour être compétitif. Quelles leçons en tirez-vous ?Bruno Bonnell : Un enseignement, c’est que la réponse stratégique pour la France et l’Europe est probablement d’accélérer sur l’open source. Ce socle ouvert est une bonne stratégie de réponse aux licences payantes américaines, afin de contrer leur domination. Le numérique moderne est d’ailleurs basé sur une multitude de logiciels open source, comme Linux. Il faut, à ce titre, que l’on soutienne Mistral, ce n’est même pas un débat. L’Etat, tous les capitaux privés, toutes les entreprises doivent être derrière. Economiquement, c’est viable. Car on peut ensuite construire beaucoup d’applications à partir de cette base. On peut ainsi essayer d’obtenir en Europe les meilleurs champions en IA médicales, culturelles… Pour cela, nous allons dans France 2030 doubler la mise dans l’IA, en passant de deux à quatre milliards d’investissements.Mais le vrai sujet n’est pas seulement économique, il est culturel : on ne peut pas perdre notre identité à travers des outils qui reflètent les valeurs et la culture chinoise ou américaine. L’open source peut apporter la transparence nécessaire à une IA éthique et de confiance. L’IA est un élément déterminant de la transformation des sociétés. On doit l’appuyer sur des valeurs humaines, pas seulement de la compétitivité. Notre stratégie doit le prendre en compte.Surtout à un moment où la pression exercée par les États-Unis sur l’Europe s’intensifie, avec le duo Trump-Musk…Il y a un choix à faire, soit accepter la situation et “profiter” d’une technologie totalement importée des Etats-Unis ou même de la Chine, des téléphones portables aux voitures autonomes. Etre “vassalisé”, voire “techno-fascisé”. Ou prendre conscience que l’IA est un levier de transformation sociétale et définir notre propre stratégie en fonction de nos valeurs. Nous l’avons déjà fait dans plein d’autres domaines, par exemple les armes à feu.Il faut toutefois pouvoir compter sur des technologies fiables. Récemment, un chatbot français open source baptisé “Lucie” a beaucoup fait parler de lui pour ses nombreuses erreurs. Le projet, financé en partie par des fonds de France 2030, a été débranché en seulement trois jours. Regrettez-vous de l’avoir soutenu ?Non, je ne le regrette pas. France 2030 est fait pour tester et sélectionner les meilleures technologies. Lucie IA était un projet de modèle de langage open source. Il n’était pas encore mûr, mais ce n’est pas une raison pour abandonner. Les premiers essais d’Ariane ont aussi échoué… Et pourtant, la France est très performante dans l’aéronautique. L’échec fait partie du processus d’innovation. Et il faut le rappeler, dans France 2030, moins de 5 % des projets échouent. L’important est de ne pas les considérer comme des condamnations à mort, mais comme des opportunités d’apprentissage et d’amélioration.Le Sénat a récemment amputé 535 millions d’euros du budget de France 2030 pour l’année 2025. Craignez-vous, dans le climat budgétaire actuel, que le plan soit raboté ?D’abord, je tiens à le préciser d’emblée : cela n’impacte pas les 54 milliards d’euros du plan France 2030. Les 535 millions touchent des crédits de paiement, c’est-à-dire c’est les chèques que nous faisons dans l’année pour les projets soutenus. On parle donc bien d’un décalage et non pas d’un rabotage. L’investissement, jusqu’ici d’un total de 38 milliards d’euros, va juste être lissé. Cela décale les engagements futurs, avec des proportions raisonnables tout de même par rapport à l’enveloppe globale qui reste, environ 15 milliards d’euros.Le plan d’investissement France 2030 est à nouveau critiqué pour son saupoudrage dans un récent rapport de la Cour des comptes. Cela vous agace-t-il ?Oui, car cela ne reflète pas la réalité. France 2030 repose sur 10 objectifs clairs, décomposés en briques technologiques interdépendantes. Par exemple, construire un avion bas carbone d’ici 2030 nécessite des avancées en matériaux, carburants et motorisation. Nous travaillons sur toutes ces dimensions de manière coordonnée, et ce n’est pas du saupoudrage. L’État prend des risques en pariant sur l’innovation. Cela prendra du temps, mais c’est ainsi que l’on construit l’avenir. Sans des décisions audacieuses dans les années 70, nous n’aurions ni TGV ni programme nucléaire.Et il faut le rappeler, l’Etat se substitue d’une façon exceptionnelle en France au manquement du capital privé pour les innovations de rupture. Quand je lis que Donald Trump place 500 milliards de dollars dans l’IA, l’Etat américain ne met en réalité pas un centime. Ce sont des sociétés comme SoftBank ou Oracle qui décident de mettre collectivement 500 milliards. Nous n’avons pas le même terreau d’investissement privé en France ou même en Europe.Quel bilan dressez-vous de France 2030 à mi-parcours ?Pour l’heure, ce sont 80 000 emplois industriels créés depuis 2017. A 2030, les anticipations restent autour de 300 000. Concernant l’enveloppe, il reste donc environ 15 milliards à engager, sur lesquels il convient de s’interroger. Par rapport aux trajectoires que nous avons déjà sur les différents objectifs, est-ce qu’il faut ajouter du carburant quelque part ? Faut-il déplacer des moyens sur d’autres ? Ça, c’est la discussion que l’on a en continu. Mais il y a deux certitudes. D’une part, on ne doit pas baisser le niveau de soutien. Il faut notamment conserver la priorité de formation et de recherche. On a déjà ouvert 240 000 places de formation dans l’hydrogène, le nucléaire, la nouvelle agriculture, la santé. Et bien sûr, il faut mettre le paquet sur l’IA. Comme je l’ai dit, nous allons doubler les efforts. Ce n’est pas le rattrapage qui m’intéresse, mais la projection dans l’innovation de demain.
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Author : Maxime Recoquillé
Publish date : 2025-02-04 07:00:00
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