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Hal Brands : “La diplomatie de Donald Trump, c’est menacer de tirer sur l’otage…”

Donald Trump lors de son discours d'investiture au Capitole de Washington, le 20 janvier 2025




En 1904, Halford Mackinder, fondateur de la géopolitique, annonçait une nouvelle ère succédant aux grandes conquêtes. Celle-ci serait selon lui marquée par la confrontation entre des puissances de la terre et de la mer pour le contrôle de l’Eurasie. Dans The Eurasian Century (W.W. Norton & Company), qui vient de paraître en anglais, Hal Brands met à jour cette théorie et montre comment la lutte pour la domination sur ce super-continent a marqué le XXe siècle, avec des chocs entre des puissances autoritaires expansionnistes, comme l’Allemagne, et une coalition de pays en partie démocratiques autour des Etats-Unis. “La lutte pour la masse continentale eurasienne et les mers qui l’entourent est le trait caractéristique des relations internationales dans l’ère moderne. C’est le creuset dans lequel s’est forgé le monde contemporain. Et cette lutte fait rage, une fois de plus, aujourd’hui”, écrit-il. Pour le professeur à la Johns Hopkins School of advanced international studies et chercheur à l’American Enterprise Institute, les Etats-Unis et l’Europe peuvent aujourd’hui tirer de précieux enseignements du XXe siècle pour faire face à la “forteresse eurasienne” constituée par des régimes autoritaires comme la Chine, la Russie ou l’Iran.Dans un grand entretien accordé à L’Express, il explique pourquoi les démocraties doivent se préparer à une période de confrontations extrêmement “périlleuse” face aux ambitions de Xi Jinping et Vladimir Poutine. Il analyse aussi les premiers pas tonitruants de Donald Trump et les risques que fait peser le nouveau président des Etats-Unis sur le système d’alliances américain, pourtant indispensable face à la Chine et la Russie.L’Express : En quoi la lutte pour la suprématie sur le territoire eurasien constituerait-elle la clé des relations internationales au XXe siècle, mais aussi au XXIe siècle ?Hal Brands : J’ai commencé le livre après l’invasion de l’Ukraine et l’annonce par Xi Jinping et Vladimir Poutine de leur “amitié sans limites”. Ces dernières années, on a observé une compétition pour modifier l’équilibre du pouvoir dans des régions clés de l’Asie, de l’Europe de l’Est et du Moyen-Orient. Tout ça fait partie d’une compétition plus large entre des Etats qui se considèrent comme les défenseurs de l’ordre international et ceux qui veulent le réviser, le perturber ou le renverser. J’ai cherché à mettre cela perspective en regardant les conflits passés quand l’équilibre des pouvoirs en Eurasie avait été bousculé, et tenté d’en tirer des leçons pour aujourd’hui.Vous vous basez sur les écrits du géographe britannique Halford Mackinder (1861-1947), l’un des pères fondateurs de la géopolitique. En quoi, malgré des positions racistes, Mackinder a-t-il été selon vous visionnaire sur l’évolution des relations internationales ?Mackinder n’était pas ce qu’on appellerait de nos jours un progressiste. Il était un fervent impérialiste britannique, avec des positions rétrogrades sur le plan racial. C’était un homme de son temps de ce point de vue. En revanche, il a été en avance en voyant qu’au début du XXe siècle, on passait d’une période historique à une autre. L’ère précédente avait été marquée par l’expansion des puissances européennes. Les révolutions technologiques et les avancées en matière de vapeur ou de navigation avaient permis aux Européens de conquérir une grande partie du monde, Amérique, Afrique et Asie. Mais cette ère s’est achevée quand les Européens ont colonisé tout ce qu’ils pouvaient. De manière croissante, le système international allait donc, selon Mackinder, être marqué par des confrontations entre les grandes puissances, plutôt qu’entre ces grandes puissances et des sociétés moins développées.Mackinder a présenté sa célèbre conférence intitulée “Le pivot géographique de l’histoire” en 1904, au moment où la Russie achevait le Transsibérien. Il devenait alors plus facile de déplacer de larges armées à travers l’Eurasie, comme c’était le cas du temps de Gengis Khan et des invasions mongoles. La prédiction de Mackinder, c’est que cette nouvelle ère des relations internationales serait dominée par des chocs en Eurasie, et que des Etats agressifs tenteraient d’accéder à une hégémonie sur ce territoire, s’en servant pour une projection mondiale. Selon lui, ces Etats eurasiens se confronteraient à des puissances maritimes, et notamment le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Mackinder s’est trompé sur certaines choses. Il se focalisait sur la Russie, alors que durant la première partie du XXe siècle, les plus grands défis pour les démocraties ont été posés par l’Allemagne et le Japon. Mais il avait raison en estimant que ce siècle serait défini par des chocs titanesques pour prendre le contrôle de l’Eurasie.La Première Guerre mondiale est souvent considérée comme une guerre stupide entre nationalismes. Vous estimez au contraire que c’est la conséquence des volontés expansionnistes d’une Allemagne illibérale…Aux Etats-Unis s’est développée une école qui estime que la Première Guerre mondiale est presque un accident, et qu’elle a eu lieu sans bonnes raisons. Je pense que c’est faux. La question fondamentale de ce conflit était de savoir si l’Allemagne allait être capable d’établir un empire illibéral allant de la Manche jusqu’au Caucase. La coalition entre la France, le Royaume-Uni, la Russie puis les Etats-Unis a tenté d’empêcher cela. Nous oublions que l’Allemagne, en 1917 et au début 1918, avait rempli une grande partie de cet objectif. Français et Britanniques étaient alors sous pression et la Russie, après la Révolution russe, a signé un armistice. Ce n’est que quand les Etats-Unis sont effectivement entrés dans le conflit que les puissances occidentales ont réussi à inverser les conquêtes allemandes.Au XXe siècle, les démocraties ont toujours fini par l’emporter face à des puissances illibérales, comme l’Allemagne impériale, l’Allemagne nazie ou l’Union soviétique durant la guerre froide. N’est-ce pas bon signe quand on considère la situation actuelle ?Cela incite à l’optimisme, mais nous ne devrions pas considérer que tout finira par bien se passer. Durant le XXe siècle, avec les deux guerres mondiales puis la guerre froide, des coalitions menées par des démocraties libérales ont fini par l’emporter face à des puissances expansionnistes qui tentaient d’obtenir le contrôle sur l’Eurasie. Mais ces chocs ont causé de nombreux morts et catastrophes. Ensuite, ces victoires n’avaient rien d’inéluctables. Durant la Première Guerre mondiale, l’Allemagne avait une réelle possibilité de gagner. Durant la Seconde, jusqu’en 1942, les puissances de l’Axe étaient en position favorable. De même, il y a plusieurs moments, surtout au début, où la guerre froide a semblé basculer en faveur de l’Union soviétique. Il a fallu un effort considérable, mais aussi de la chance, pour que les démocraties l’emportent. Ne l’oublions surtout pas face aux défis actuels !L’alliance entre la Chine et la Russie ne durera pas éternellementPourquoi nommez-vous “forteresse eurasienne” l’alliance actuelle entre la Russie de Vladimir Poutine, la Chine de Xi Jinping et l’Iran chiite ?Je l’ai appelée “forteresse eurasienne” pour rappeler que la géographie compte. Il est plus aisé pour des Etats de coopérer s’ils partagent des frontières communes, ou comme c’est le cas entre l’Iran et la Russie, s’ils sont liés par une mer intérieure, la Caspienne. C’est plus facile pour faire des échanges et contourner des sanctions internationales. Non seulement ces autocraties s’alignent car elles ont des objectifs communs pour remettre en cause l’ordre international, mais en plus la géographie les aide.Contrairement à la Chine, la Russie ne peut plus selon vous aspirer à une hégémonie globale, mais elle peut toujours faire beaucoup de dégâts…Nous avons vu les limites du pouvoir russe en Ukraine. Les Russes mènent cette guerre depuis trois ans et ont conquis environ 20 % du territoire ukrainien, mais pour cela, ils ont payé un prix énorme. C’est cependant une erreur de réduire la Russie à une simple puissance déclinante, ou même à un pouvoir régional. Elle est toujours capable de mener des guerres d’agression si choquantes qu’elles peuvent déstabiliser l’ordre international. Et Moscou peut encore semer le chaos dans d’autres régions du monde, comme en Afrique subsaharienne. La Russie est donc toujours une force disruptive, même si, contrairement à la Chine, elle n’a plus les moyens d’être le leader d’un ordre mondial alternatif.A quel point cette alliance entre la Russie et la Chine peut-elle durer ? En tant que pays voisin partageant une frontière de plus de 4 000 kilomètres, la Russie ne serait-elle pas la première victime d’une politique expansionniste chinoise ?Cette alliance ne durera pas éternellement, car si la Chine réussit à atteindre les ambitions de Xi Jinping, elle menacera sans doute encore plus la Russie que les Etats-Unis ou les pays occidentaux. Le problème, c’est que cela n’arrivera pas tout de suite. A court terme, la Chine et la Russie ont des intérêts communs forts. Toutes les deux veulent réviser le système international et voient les Etats-Unis et leurs alliances comme la première limite à leurs ambitions. Toutes les deux sont des régimes autocratiques qui ne se sentent pas à leur aise dans un monde mené par des pays démocratiques et leurs alliés. De surcroît, il y a une vraie relation personnelle entre Xi Jinping et Vladimir Poutine. Cela pourrait évoluer. Mais pour l’instant, nous devons partir du principe que cet alignement sino-russe sera un fait majeur des relations internationales dans les années à venir.On savait que les alliances ne comptaient guère pour Donald Trump. Mais pour son retour la Maison-Blanche, le président américain a franchi un pas supplémentaire en réclamant le Groenland au Danemark ou en ciblant le Canada et le Mexique à travers un chantage douanier. Est-ce la fin de l’alliance occidentale menée par les Etats-Unis ?C’est trop tôt pour le dire. Trump ne voit pas le monde comme étant divisé entre démocraties et autocraties. Il ne se considère pas comme le gardien d’un ordre international que les Etats-Unis et leurs alliés ont maintenu depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il envisage le monde comme un jeu à somme nulle.Si Trump affaiblit l’alliance atlantique, nous serons dans une situation bien pire qu’avant.A partir de là, on peut envisager deux scénarios. Dans le premier, Trump mène des politiques disruptives qui, au final, peuvent quand même renforcer le système international dont il a hérité. S’il fait pression pour renégocier avec l’Otan de telle façon que les Etats européens dépensent plus pour leur défense, cela pourrait renforcer la communauté démocratique, même s’il y aura beaucoup de secousses en chemin. De la même façon, en ce qui concerne les positions de Trump sur le Groenland et Panama, on peut se dire que la sécurité de l’hémisphère occidental est menacée par les actions de puissances autocratiques, en particulier la Chine, et que les Etats-Unis ont des doutes sur la capacité du Danemark ou du Panama à lutter contre ces influences. On peut imaginer que si Trump fait des déclarations fracassantes, à la fin, il se satisfera d’un accord renforçant les intérêts stratégiques des Etats-Unis.En revanche, dans un scénario plus inquiétant, les Etats-Unis prennent des mesures coercitives contre des alliés pour renforcer leur position dans la sphère occidentale. Ce qui fait qu’il serait impossible pour les pays occidentaux de protester quand la Russie et la Chine mèneront des actions similaires dans leur propre sphère d’influence. Si Trump affaiblit l’Otan, nous serons dans une situation bien pire qu’avant. Mais nous n’en sommes qu’à deux semaines de sa nouvelle administration, et il est dur de prédire comment tout cela se finira. Une chose est certaine : les bouleversements possibles sont nettement plus importants qu’avec un autre président américain…A quel point les alliances entre Etats démocratiques, mais aussi avec d’autres pays plus autocratiques, ont-elles été la clé afin de contenir les puissances rivales qui visaient à une hégémonie ?Depuis la Première Guerre mondiale, et encore plus avec la Seconde Guerre mondiale, le cœur de ces alliances a toujours été constitué par des pays démocratiques. Mais des Etats non démocratiques ont aussi joué un rôle essentiel pour maintenir l’équilibre des pouvoirs en Eurasie. C’était évidemment le cas avec l’Union soviétique, qui a joué un rôle décisif durant la Seconde Guerre mondiale face à l’Allemagne nazie. Mais durant la guerre froide, les Etats-Unis ont aussi dû s’allier à des dictateurs. Aujourd’hui, c’est encore une fois inévitable. Il n’y a aucun équilibre possible au Moyen-Orient qui n’implique pas une collaboration avec les monarchies du Golfe. Il n’y a aucune façon de limiter la puissance de la Chine en Asie sans s’appuyer sur l’Inde, le Vietnam ou d’autres pays qui ne sont pas des démocraties libérales. Ces compromis stratégiques sont inévitables. Les Etats-Unis doivent ainsi tout faire pour maintenir un système international favorable aux valeurs démocratiques. Mais cela nécessitera forcément des alliances tactiques avec des régimes non démocratiques.Donald Trump pourrait-il réellement laisser l’Europe seule face à la Russie ?A mon avis, Trump ne quittera pas des alliances formelles comme l’Otan. Sa diplomatie consiste à menacer de tirer sur l’otage pour obtenir des concessions, sous la forme d’avantages commerciaux ou de hausse des dépenses militaires. S’il quitte réellement l’Otan, il perd tout levier sur les pays européens. Pour moi, un danger plus important est que Trump dévalorise cette alliance, en ne respectant par exemple par l’article 5 du traité de l’Otan qui stipule qu’une attaque contre un pays membre est considérée comme une attaque contre tous.Quelle sera sa position par rapport à la Chine ?Trump veut obtenir un deal qui réinitialisera les relations économiques entre les Etats-Unis et la Chine. Pour cela, il va utiliser des moyens de pression comme la hausse des droits de douane. Parmi ses conseillers, il est entouré par des “faucons” qui considèrent la Chine comme la menace la plus sérieuse pour l’Amérique. D’un point de vue structurel, de nombreux facteurs géopolitiques et idéologiques poussent également à une plus grande confrontation entre les deux superpuissances. Mon pronostic est ainsi : Trump va tout faire pour arriver à une négociation favorable avec Xi Jinping, mais à la fin, la rivalité sino-américaine s’intensifiera durant les quatre prochaines années.Donald Trump a entretenu le doute sur sa défense de Taïwan face à une possible invasion chinoise. Xi Jinping pourrait-il profiter de son mandat pour lancer une attaque militaire ?Xi Jinping ne prendra ce risque que s’il est certain de réussir sur le plan militaire et qu’il a épuisé les autres options. Si Trump tente de trouver une forme de deal autour de Taïwan, il sera plus efficace pour la Chine d’adopter des séries de mesures incrémentielles, jusqu’à un embargo autour de l’île. Cela lui permettrait de démontrer aux Taïwanais que les Etats-Unis ne seront pas nécessairement derrière eux en cas de crise, ce qui affaiblirait la volonté de résistance de la population.Votre livre s’avère sombre quant à l’avenir. Un conflit global n’est selon vous plus à exclure…Nous nous dirigeons vers une période périlleuse, dans laquelle il y aura des tensions fortes et peut-être des conflits dans des régions clés. Une guerre a éclaté en Ukraine en 2022, une autre au Moyen-Orient en 2023. Il nous faut prendre conscience que cela risque de devenir la norme plutôt que l’exception. Cela ne signifie pas qu’une troisième guerre mondiale soit inévitable. Mais il nous faudra faire bien plus d’efforts pour préserver un système international qui a été bénéfique à tant de pays dans le monde depuis des décennies.La “forteresse eurasiatique” constituée par Chine, la Russie ou l’Iran n’est-elle pas plus faible qu’on ne le pense ? L’Iran a été nettement affaibli depuis le 7 Octobre, l’économie russe est en surchauffe, et même la Chine a fait preuve de faiblesses économiques inattendues depuis le Covid-19…Les régimes autocratiques sont souvent plus faibles qu’ils peuvent le laisser paraître. Ces derniers mois, il y a effectivement eu de bonnes nouvelles. L’”axe de résistance” iranien a considérablement été affaibli au Moyen-Orient. Mais il y en a eu aussi de mauvaises. Le régime de Poutine a fait preuve de plus de résilience qu’on ne le pensait en 2022 et 2023. D’un point de vue occidental et ukrainien, la guerre a pris une mauvaise tournure depuis plus d’un an. Nous devons avoir confiance dans la force et la compétence des pays démocratiques. Mais nous ne devons pas être naïfs en pensant que tous nos ennemis vont s’effondrer par eux-mêmes.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-02-04 15:57:35

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