Procter & Gamble, Lego, Ford, BHP et Verizon… Au cours des quarante dernières années, Roger Martin a conseillé quelque deux cents dirigeants de grandes entreprises internationales. Considéré comme le penseur en management le plus influent au niveau mondial par Thinkers50 en 2017, cet ancien doyen de la Rotman School of Management de Toronto, au Canada, est également l’auteur de nombreux ouvrages à succès dont Un nouveau système de pensée – Petites leçons de stratégie et management (Pearson, 2022), classé par le Financial Times parmi les ouvrages incontournables de sa catégorie. Dans sa dernière analyse publiée début 2025 dans la Harvard Business Review et co-écrite avec A.G. Lafley, ancien PDG de Procter & Gamble, Roger Martin explique comment les dirigeants sans cesse “sous l’eau” peuvent gérer leurs journées de manière plus efficace.Les deux experts s’appuient notamment sur la théorie de l’avantage comparatif élaborée il y a deux siècles par le Britannique David Ricardo, l’un des économistes libéraux les plus influents de son époque. Selon cette théorie fondatrice du commerce international, chaque pays peut participer au commerce international en se concentrant sur le secteur ou l’activité dans lequel il possède l’avantage concurrentiel le plus significatif par rapport à ses concurrents. Et en management ? “Les dirigeants ne doivent pas consacrer le peu de temps dont ils disposent à des activités simplement parce qu’elles sont très importantes. Ils ne doivent faire que les choses que personne d’autre dans l’organisation ne peut faire aussi bien, voire pas du tout”, écrivent les deux auteurs de cet article intitulé : Les leaders ne devraient pas essayer de tout faire. Car pour Roger Martin et A.G. Lafley, il ne s’agit pas seulement de diriger mais de “diriger pour gagner”. Quel est le rôle d’un leader dans la stratégie de son entreprise ? Comment un PDG doit-il exercer son leadership ? Quelles tâches doit-il déléguer, et lesquelles doit-il impérativement conserver ? Pourquoi certains dirigeants sont-ils control freak ? Dans un entretien à L’Express, Roger Martin nous éclaire en s’appuyant sur sa propre expérience ainsi que sur celle des dirigeants qu’il a conseillés au cours de sa riche carrière. Si vous êtes un PDG ou un cadre débordé, ce qui suit vous permettra de vous poser les bonnes questions et d’amorcer le changement.L’Express : “Le plus souvent, les chefs d’entreprise répartissent leur temps en classant les tâches potentielles en fonction de leur importance absolue pour la stratégie de l’organisation et en s’occupant des plus cruciales jusqu’à ce qu’ils manquent de temps. Ils laissent alors le reste à leurs subordonnés”. Pourquoi agissent-ils ainsi selon vous ?Roger Martin : Si vous êtes chef d’entreprise et que vous lisez des ouvrages sur le sujet, ou que vous suivez une formation en école de commerce pour apprendre le leadership, on vous enseigne implicitement cette idée : vous êtes le patron, la personne la plus haut placée, la plus importante. Par conséquent, comme l’affirmait Harry Truman : “The buck stops with you”, c’est-à-dire que la responsabilité finale vous incombe. Dès lors, la conclusion semble évidente : “je suppose que je dois prendre en charge toutes les tâches les plus difficiles”.Les dirigeants ont intérêt, affirmez-vous, à prendre en main uniquement les choses que personne d’autre dans l’organisation ne peut faire aussi bien, voire pas du tout. Vous prônez ainsi l’application au management de la théorie de l’avantage comparatif de Ricardo.En effet, je pense qu’un leader ne peut pas simplement arriver dans une situation et proclamer : “Je sais d’emblée ce qu’il faut faire.” Il est essentiel de commencer par élaborer une stratégie claire : quel est notre objectif, quelles sont les actions nécessaires pour l’atteindre ? Ce n’est qu’à partir de là que l’on peut se poser les bonnes questions.Lesquelles ?Il convient d’évaluer les compétences au sein de son organisation et de se demander par exemple : “Y a-t-il quelqu’un qui puisse effectuer cette tâche aussi bien que moi, voire mieux ?”. Il est donc fondamental de bien connaître son équipe, comprendre les enjeux stratégiques et prendre des décisions en conséquence.Vous avez conseillé de nombreux PDG. Avez-vous des exemples classiques de tâches pour lesquelles les dirigeants ont peu d’avantages comparatifs ?Pas vraiment, car chaque situation est différente et chaque stratégie a ses spécificités. Donc, comme je vous le disais, il est crucial de réfléchir à la fois à ce que la stratégie exige, ce dans quoi vous excellez, et identifier les forces et compétences de vos collaborateurs. Vous devez garder ces trois éléments à l’esprit pour commencer à choisir ce que vous faites et ce que vous ne faites pas.Avez-vous déjà rencontré des dirigeants qui n’avaient aucun avantage comparatif ?Je préfère ne pas citer de noms ici (Rires), mais j’ai vu cela se produire à de nombreuses reprises (Rires). En règle générale, ces personnes finissent par être écartées avec le temps. Il n’est pas rare de voir les membres du conseil d’administration poser la question suivante : “Si nous nous séparions de cette personne, qu’est-ce qui nous manquerait réellement ?”. Lorsque la réponse est difficile à formuler, il est souvent temps de se dire : “Très bien, passons à autre chose et essayons avec quelqu’un d’autre”.Dans l’article publié dans Harvard Business Review, vous évoquez justement votre expérience en la matière en tant que doyen de la Rotman School of Management de Toronto, notamment la manière dont vous avez progressivement confié un grand nombre de responsabilités à Mary-Ellen Yeomans et Peter Pauly, deux de vos collaborateurs…Oui, mais cela n’aurait jamais été possible dès le premier jour. Cela aurait été insensé. Avant de leur déléguer ces responsabilités, il m’a fallu prendre le temps d’apprendre à les connaître, observer leur travail, identifier leurs forces et leurs compétences spécifiques. Ce n’est qu’ensuite que j’ai pu me dire : “Cette tâche est essentielle, mais je ne suis pas meilleur qu’eux pour la mener à bien.” À l’inverse, en examinant d’autres missions essentielles à la mise en œuvre de la stratégie que j’avais élaborée, j’ai réalisé qu’il n’y avait tout simplement personne pour les prendre en charge. Non pas parce que les équipes en place étaient incompétentes, mais parce que ces missions ne correspondaient à aucun poste existant au sein de notre organisation. Nous n’avions jamais recruté pour ces besoins spécifiques. Deux options s’offraient alors à moi : les prendre en charge moi-même ou recruter en externe.Certains dirigeants control freak sur les bords ont du mal à déléguer… Pourquoi ?J’en ai rencontré, et oui, de manière générale, leur problème est qu’ils n’ont pas vraiment foi en l’humanité. Ils se disent : “À moins que je le fasse moi-même, ça ne sera pas bien fait”. Et dans une certaine mesure, leur raisonnement n’est pas toujours infondé. Chaque fois que je délègue une mission à un collaborateur, je me pose la question : Est-ce que je pourrais faire mieux moi-même ? Si la réponse est oui, est-ce vraiment mieux seulement un peu mieux ? Et surtout, est-ce que cela justifie d’y consacrer une part précieuse de mon temps ?Par exemple, je suis plutôt bon en gestion financière, planification, budgétisation, négociation avec d’autres sur ces sujets. J’ai probablement appris à faire cela à l’université et acquis de l’expérience au fil du temps. Mais si j’avais dû prendre directement en main toutes ces questions lorsque j’étais doyen, cela m’aurait pris au moins un cinquième de mon temps. Alors, je me suis dit : “Si j’avais ces 50 jours en plus, pourrais-je en faire un meilleur usage ?”. La réponse était oui. En parallèle, en étant un bon manager pour Mary Ellen Yeoman, j’ai pu lui transmettre certaines de mes compétences, celles qu’elle ne maîtrisait peut-être pas encore, afin qu’elle puisse gérer ces aspects presque aussi bien que moi — voire même mieux que ce que j’imaginais. Posez-vous donc comment utilisez-vous chaque jour de votre vie ? Êtes-vous certain d’en tirer le meilleur parti possible ?Appliquer vos préceptes implique non seulement d’exceller en management, mais aussi de savoir s’entourer des meilleures personnes…Oui, et ce qui est intéressant avec l’approche dont nous parlons, c’est que les meilleurs éléments recherchent justement ce type d’environnement pour évoluer. A l’inverse, les fameux dirigeants control freak ont du mal à attirer des personnes compétentes. Seules les personnes médiocres ou qui ne se soucient pas de voir leur jugement pris en compte sont enclines à collaborer avec eux. Donc, vous voyez, la bonne nouvelle, c’est que tout cela s’autorégule naturellement. En tant que doyen, j’ai pu accompagner les bonnes personnes déjà présentes au sein de l’organisation, les aider à progresser, à élargir leurs responsabilités. D’ailleurs, de nouvelles personnes ont souhaité rejoindre notre équipe, parce qu’elles avaient entendu parler de notre mode de fonctionnement.A côté des dirigeants qui ne délèguent rien, il y a ceux qui ne mettent jamais les mains dans le cambouis. Or, selon vous, être un dirigeant ne se résume pas à être un gestionnaire…Absolument. Je suis toujours étonné par c’est cette vision largement répandue du rôle de PDG, qui consiste à penser que tout le monde doit vous rendre des comptes et que votre mission principale se limite à distribuer des tâches, puis à en superviser l’exécution. J’en ai moi-même été témoin lorsque j’ai quitté mes fonctions de doyen de la Rotman School of Management en 2013. Mon successeur, ancien numéro deux de la Banque du Canada – l’équivalent de la Réserve fédérale aux États-Unis – a adopté exactement cette approche. Dès son arrivée, il a nommé quatre vice-doyens chargés de gérer l’ensemble du portefeuille et s’est contenté de superviser leur travail. Je me suis alors demandé : “Pourquoi diable agir ainsi ?”. La réponse est simple : c’est ainsi que les managers sont formés. On leur apprend à répartir les tâches et à s’assurer qu’elles sont correctement exécutées. Pourtant, tous les grands leaders que j’ai rencontrés – pas quelques-uns, pas la plupart, mais bien tous – prennent eux-mêmes en charge certaines tâches. Ils ne se contentent pas de dire : “Mon rôle, c’est d’être un gestionnaire.” Je suis convaincu qu’on ne peut pas être un bon leader si l’on délègue l’ensemble du travail.Justement. Parmi les grands dirigeants que vous avez conseillés au cours de votre carrière, vous citez l’exemple de Jørgen Vig Knudstorp, l’ancien PDG du groupe Lego qui a sauvé l’entreprise de la faillite…Oui, mais c’est quelqu’un d’incroyablement talentueux. Il aurait probablement réussi sans moi. Tout ce que j’espère, c’est d’avoir contribué, même modestement, à son succès. Cela dit, il avait tendance à être débordé. La chose la plus importante que j’ai faite avec lui a donc été de m’asseoir à ses côtés pour passer en revue son agenda, car les PDG ont des calendriers extrêmement chargés, avec parfois des rendez-vous planifiés un an ou plus à l’avance. Je lui ai donc dit : “Nous allons supprimer 24 jours de votre calendrier – deux douzaines, c’est un joli chiffre rond -, afin que vous puissiez faire des choses plus importantes que vous ne faites pas actuellement, car vous n’arrivez jamais à les caser dans votre emploi du temps, faute de créneaux disponibles dans votre agenda. Il s’agissait simplement de reconnaître une vérité essentielle : un dirigeant n’est pas une machine à capacité infinie. Lui aussi a ses propres limites. Il faut donc se poser la question : quelles sont les activités sur lesquelles je dois me concentrer et celles que je dois laisser de côté ?Bien sûr, déléguer certaines tâches peut parfois prendre du temps. Il est donc indispensable d’identifier les bonnes personnes à qui confier ces responsabilités et de déterminer comment les accompagner efficacement. C’est précisément ce travail que j’ai fait avec Jørgen Vig Knudstorp. Même si dans son cas, je dois reconnaître qu’il faisait déjà énormément de choses bien. Je n’avais pas besoin de lui dire d’arrêter de “gérer” pour commencer à “agir”. Il était déjà dans l’action. C’est à lui que Lego doit l’idée de développer des jeux de construction pour les filles. Il disait : “L’idée que les filles ne construisent pas, c’est absurde. Je n’ai juste pas encore trouvé comment faire.” Et cela n’aurait jamais pu voir le jour sans son implication directe dans la conception des recherches. Il revenait sans cesse dessus, convaincu que ce n’était pas parce que cela avait échoué par le passé que cela échouerait à nouveau. Il affirmait simplement : “Mes filles n’ont aucun problème avec la construction.” Il ne pouvait se résoudre à accepter cette vision fondamentalement sexiste. Il aurait très bien pu se contenter de se reposer sur un collaborateur pour dire : “Réglez le problème des filles.” Mais est-ce que ce projet aurait finalement abouti sans son implication active et personnelle ? Je ne le crois pas.Selon vous, cette approche nécessite un mélange d’arrogance et d’humilité…Tout à fait. La plupart des problématiques de management ne se résument pas en effet à tous ces discours creux sur le servant leadership du genre, “je suis juste là pour servir”. Il y a bien sûr une part d’arrogance dans le fait de penser que, simplement parce que personne, en quatre générations d’histoire de l’entreprise, n’a jamais réussi à vendre des jeux de construction aux filles, moi, je peux y parvenir. Mais cela s’accompagne aussi d’une dose d’humilité : il faut accepter l’idée que de ne pas détenir toutes les réponses et collaborer avec les autres, tout en sachant qu’il existe quelque part une solution qui fonctionne. Il y a donc à la fois beaucoup d’humilité et une certaine forme d’arrogance. Comme je l’ai écrit dans mon livre The Opposable Mind, la vraie question est de savoir comment concilier ces deux attitudes apparemment contradictoires. D’un côté, il faut faire preuve d’une grande humilité et reconnaître : “Nous n’avons jamais réussi à le faire. Nous avons échoué plusieurs fois. Et cela pourrait échouer à nouveau.” Et d’un autre côté, avoir la force et l’arrogance d’affirmer : “Non, non, c’est possible.” Il faut garder ces deux idées en tête, et c’est exactement ce que Jørgen Vig Knudstorp a su faire en l’espèce.“Les dirigeants n’auront jamais de temps libre. Tous les bons dirigeants seront toujours extrêmement occupés”, selon vous. Est-ce vraiment une fatalité ?Oui et non. Le véritable temps libre n’existe pas vraiment pour un dirigeant car il y a toujours une manière d’utiliser ce temps de façon utile. Mais les très bons dirigeants que je connais ne sont pas frénétiquement occupés, à courir partout, en retard pour tout. Personnellement, je me méfie des PDG qui courent dans tous les sens, sans cesse débordés. Vous voyez le profil : celui qui a toujours une file d’attente devant son bureau, des réunions qui s’éternisent et des collaborateurs obligés de sagement patienter. Ce genre de dirigeant ne fait pas les choix stratégiques nécessaires pour utiliser son temps de manière optimale. D’ailleurs, ces personnes ont souvent tendance à se sentir mieux ou plus légitimes si tout le monde pense qu’elles sont incroyablement occupées.
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Author : Laurent Berbon
Publish date : 2025-02-04 16:58:36
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