Le “ruissellement” est un concept scientifique intéressant, bien que capricieux. Il voudrait que l’accumulation de richesse finisse par profiter au plus grand nombre. Ce n’est que rarement le cas. Gérald Bronner est bien placé pour le savoir : il est sociologue, une science qui n’a de cesse d’étudier ces questions. Ce qui ne l’empêche pas d’y croire : “Notre ruissellement à nous va se faire, pas le choix”, assure-t-il à l’estrade, ce mardi. Au-dessus de lui, on peut lire : “Pacem Summa Tenant”. “Les choses supérieures, l’élévation par le savoir, soutiennent la paix”.L’adage, gravé sur les murs de amphithéâtre Richelieu à l’université de la Sorbonne à Paris, lui va si bien : devant 500 personnes, l’universitaire – également chroniqueur à L’Express – y lançait ce jour-là “Développer son esprit critique”, une série de conférences sur la désinformation. Gratuit et retransmis en ligne, le séminaire a pour but de provoquer une impulsion, un “sursaut” collectif. “Faire ruisseler”, en somme, “l’esprit critique”, son objet d’étude, de façon à contrer fake news, ingérences, et manipulations.Il faut lui reconnaître un bon départ. Ses quatre séances, toutes espacées d’un mois, sont complètes. Pour sa première, il harangue, amuse, appelle à prendre les “armes” – mentales uniquement. Le scientifique, que l’on dit libéral, croit profondément dans les pouvoirs de “l’individu”, du cerveau même, face aux périls des fausses informations. En témoignent ses livres, La démocratie des crédules, ou encore le best-seller Apocalypse cognitive. Il suffirait, à l’entendre, d’éduquer les consciences pour que la rationalité regagne les débats.”La crédulité a de bons VRP”Son séminaire témoigne de son engagement pour les faits. Mais ne lui dites surtout pas que sa sociologie est un “sport de combat”. L’auteur a toujours préféré Raymond Boudon à Pierre Bourdieu, le père de cette expression. Comme le premier, il s’intéresse aux choix individuels plutôt qu’aux effets de système. Il voit son domaine d’étude comme une “ingénierie” plutôt qu’un militantisme. Sa proposition, à l’estrade, a pourtant tout l’air d’un début de mouvement : “J’aimerais que vous transmettiez ce que je vais vous dire, à vos proches, votre famille, vos collègues. Sans donner des leçons, sans dire quoi penser, sans se moquer, car tout le monde peut être sensible aux contre-vérités”.Il entonne, bon orateur : “La crédulité a de très bons VRP, mais nous ne les laisserons pas faire”. Le public est facile. Des cadres supérieurs, en grande partie. “Peut-être pas ceux qui ont le plus besoin de cela !”, reconnaît-il. Le savoir qu’il voudrait voir couler – comment le numérique “libéralise” le marché de l’information, et comment les techniques comportementales aident à résister – a déjà éclaboussé ses auditeurs. “On sait quand même faire le tri”, souffle une dame, sa doudoune sur les genoux, ancienne ingénieure de recherche. “C’est plus pour nourrir les conversations qu’on y va. Et puis c’est beau, la Sorbonne”, ajoute un ancien médecin.”Il faut bien commencer quelque part”, rétorque Gérald Bronner. Le format qu’il a choisi rappelle les cours d’autodéfense intellectuelle qui ont essaimé depuis mai 1968. Sauf qu’ici, l’ambiance est feutrée, et la menace n’est pas la propagande d’État ou les classes “dominantes” mais les “superspreader”, ces mauvais influenceurs et les algorithmes qui les encouragent. “1 % des profils existants sur les réseaux sociaux produit 30 % de l’information qui s’y échange. Et les plus actifs sont toujours les plus radicaux”, rappelle-t-il, citant les études de référence sur la diffusion des messages en ligne, toutes parues à la fin des années 2010.”Une déclaration d’indépendance mentale”Sur scène, Gérald Bronner ne désigne ni ennemi – ce n’est pas son genre – ni de mesures politiques – c’est déjà fait. En 2021, le président Emmanuel Macron lui a confié une commission sur le sujet. Avec un cénacle d’experts, il recommandait d’engager “la responsabilité civile du diffuseur de mauvaise foi d’une fausse nouvelle préjudiciable”, de renforcer l’éducation aux médias et demandait une plus grande transparence des plateformes. Des propositions écoutées, pour la plupart, mais qui n’ont pas empêché la défiance et l’attrait pour les théories alternatives.Ce soir, le sociologue préfère défendre un pacte. Il fait promettre à son auditoire de prendre du recul, de penser contre lui-même, dans une sorte de “déclaration d’indépendance mentale”, façon contrat social de Jean-Jacques Rousseau. Et distille les petits “trucs” pour déjouer les biais cognitifs, les reconnaître. La première séance porte sur un rappel : corrélation n’est pas causalité. Derrière lui s’affiche une photo de canard. En fond, une barrière métallique haute de plusieurs mètres, défoncée. “On se doute que ce n’est pas l’animal qui a provoqué autant de dégâts”, s’amuse-t-il.La salle, acquise à sa cause, rit à ses blagues. Elle se tend lorsqu’il évoque le “risque civilisationnel” que pose la crise. Actualité oblige, il parle longuement du retour de Donald Trump au pouvoir aux États-Unis, et de ses mensonges. Le sociologue voudrait, à terme, lancer de véritables universités populaires, “que l’on soit plusieurs à prendre la parole, avec des associations”. Il rêve que petit à petit se démocratisent des sortes de “réunions tupperware de la rationalité”. Que tous, du moins ceux qui le veulent, soient capables de décomposer les informations, et les analyser, pour éviter les pièges.Pourquoi ne pas commencer ailleurs que dans une des meilleures universités françaises, là où justement l’information de qualité est déjà abondante ? “Je donne beaucoup de conférences vous savez”, nous rappelle-t-il. C’est vrai, Gérald Bronner écume les salles partout dans le monde, et pas que les amphithéâtres. Un jour à la SNCF, et le lendemain, à la Cour des comptes. Ce qui l’oblige même à faire de la “récup” : certaines slides de son diaporama n’ont pas changé en trois ans. Son show est filmé, pour un documentaire. A la fin, un scénariste l’approche. Il lui dit qu’il veut monter un spectacle sur le sujet de la désinformation, et demande quel ouvrage du sociologue il doit lire. Le début du ruissellement ?
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Author : Antoine Beau
Publish date : 2025-02-06 11:30:00
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