Sur la place d’arme de la base aérienne de Chaumont-Semoutiers, en Haute-Marne, il est possible d’admirer l’une des plus belles collections de drones militaires de France. Près d’un Sperwer, employé en Afrique et en Afghanistan dans les années 2010 et retiré du service il y a cinq ans, on trouve deux aéronefs en forme de missiles. Le drone R20, inspiré des bombes nazies V1, a été utilisé jusque dans les années 1980 pour faire de la reconnaissance, avant d’être remplacé par le CL-289, capable de voler à plus de 700 km/h, selon un itinéraire préprogrammé, pour prendre des images argentiques.Mais toutes ces machines appartiennent à une époque révolue. Une nouvelle ère s’est ouverte, dédiée aux aéronefs plus petits et moins chers, alors que la guerre en Ukraine prévoit de produire des millions de drones par an. Les forces françaises cherchent dorénavant à favoriser, pour leurs besoins, une production de masse de ces armes, tout en disposant de logiciels et de matériels performants. Cette ambition se trouvait au cœur de la deuxième édition du Forum Innovation Drone, organisé les 30 et 31 janvier par le 61e régiment d’artillerie – le seul de l’armée de terre entièrement dédié aux drones –, installé sur la base haut-marnaise.”L’innovation militaire est actuellement portée par les drones et guide aussi bien l’innovation technique que tactique et même stratégique, a rappelé en ouverture le colonel Pierre-Yves Le Viavant, chef de corps du 61e. L’emploi des drones n’est pas nouveau, mais son ampleur actuelle est révolutionnaire.” Réservé aux professionnels, le forum du 61e, appelé à se renouveler, a rassemblé en un même lieu utilisateurs et industriels, ainsi que d’autres acteurs du petit monde des drones militaires, venus de différentes entités, comme le Commandement du combat futur, récemment crée au sein de l’armée de terre.Les entreprises y ont mené des démonstrations de vols et présenté leurs produits sur des stands installés dans deux grands hangars. Les participants ont pu y découvrir des drones capables de parcourir des dizaines de kilomètres, des drones filaires de courte portée, un drone grappin, un drone “universel” pouvant accueillir plus de 200 applications différentes, des drones démineurs (ils cartographient une zone puis la sécurisent en larguant des poids sur les mines) et toute une gamme d’éléments équipant les drones, comme des modems assurant la liaison radio avec le pilote et des boules optroniques de différents capteurs, visuels, infrarouge ou autres.Sur le stand de la direction générale de l’armement (DGA) trônait un gros drone monte-charge équipé d’un lance-roquette. Il s’agit d’un démonstrateur réalisé pour voir si une telle arme peut trouver son utilité parmi les forces. Un autre devrait les intéresser à coup sûr : il s’agit d’un quadricoptère de petite taille, comme on en trouve dans le commerce, porteur d’une grenade à fusil, et piloté à l’aide de lunettes immersives donnant la sensation d’être à bord du drone. Cette munition téléopérée est ce qu’on appelle plus communément un “drone FPV”. Ce “kamikaze” est l’arme occasionnant actuellement le plus de pertes humaines et matérielles sur le front ukrainien.L’industrie automobile sollicitéeLe démonstrateur de ce “projet Fronde” – une référence à l’arme utilisée par David contre Goliath – a été développé par un sous-officier du 1er régiment de hussards parachutistes, basé à Tarbes. “Nous allons effectuer les premiers tirs avant l’été, ce qui nous permettra de voir la faisabilité pour un industriel et l’intérêt pour les forces, explique-t-on au stand de la DGA. Ce n’est pas notre premier démonstrateur du genre, nous avions déjà travaillé sur un mini-drone transportant un pain de plastic muni d’un détonateur avec le Commandement des opérations spéciales.” Un autre projet est amorcé : celui d’un drone FPV en pièces détachées totalement fabriqué en France, susceptible d’être fabriqué en masse.Les grands ingénieurs de la DGA, portés sur les grands programmes coûteux, ont longtemps considéré avec dédain ces aéronefs de petite taille. “Ils nous rétorquaient que ce n’était que des gadgets”, confiait l’un de leurs interlocuteurs, récemment, à L’Express. Ce n’est plus le cas. Au moment où se tenait le forum, le délégué général pour l’armement a insisté, lors d’une rencontre avec la presse de défense, sur l’importance de ce segment. “Confrontés à des possibilités de participer à une guerre de haute intensité, donc extrêmement consommatrice de ressources, on ne peut pas se permettre de rester sur la manière historique dont on fonctionnait avec nos industriels [de la défense]”, a précisé Emmanuel Chiva, en poste depuis l’été 2022.Un soldat de l’armée française lance un mini-drone pour vérifier la présence de groupes djihadistes au Burkina Faso, le 11 novembre 2019.A la suite des travaux de réflexion amorcés avec la signature du “pacte drone”, en juin dernier, il a donc été décidé de solliciter l’industrie civile – une première depuis des décennies – et plus précisément les industriels de l’automobile. “Ils ont l’habitude de travailler avec du composite, avec des process de fabrication que nos industriels de l’armement et nos petites boîtes ne connaissent pas parce que ça leur demanderait des investissements prodigieux”, a confié Emmanuel Chiva. Il y a de lointains précédents : lors de la guerre de 1914-1918, Renault avait ainsi basculé en économie de guerre pour produire des munitions, des avions et des chars de combat.Un industriel de la défense présent au forum de Chaumont-Semoutiers est plus explicite : “Il faut des plans pour passer d’un outil de temps de paix à un outil de temps de guerre, car il s’agit de produire 300 fois plus que d’habitude, a-t-il insisté. Seule l’industrie automobile, qui a l’habitude de fabriquer au prix le plus compétitif, au centime près, sait dimensionner un outil de production de cette taille, mais il lui faut des plans pour savoir comment basculer ses lignes au jour un, puis au jour deux et ainsi de suite.”Drones à bas coûtLe DGA a indiqué que des entreprises, pour certaines civiles, se sont positionnées pour “produire 1 000 drones à bas coût utilisables dans le cadre d’un exercice à grande échelle, Orion 2026. Ils devront donc être livrés en 2025”. Il a même précisé que “l’appel à idée passé en décembre 2024” avait déjà reçu “une quinzaine de réponses”, dont des “groupements d’entreprises qui se disent : moi je sais faire des drones, toi tu sais faire de la production, on se met ensemble pour y répondre”. Mais il s’agira “d’être dans une logique de flux” pour répondre à la demande au moment où elle est formulée et éviter ainsi d’accumuler des stocks inutiles et du matériel dépassé par les dernières innovations.Ce tournant industriel est attendu par les armées. “Dans les couloirs de l’état-major de l’armée de terre, à chaque heure, on parle des drones, confie l’un des responsables de ce programme. Ces dernières années, on affichait comme objectif d’être l’armée des 3 000 drones, maintenant il faut une massification des usages pour équiper toute une division, sachant que la France s’est engagée à pouvoir en engager une entière dans un conflit de haute intensité en 2027.” C’est l’objectif fixé par le chef d’état-major de l’armée de terre, après un premier déploiement, cette année, d’une brigade “bonne de guerre”. Il faut ce temps : une division est composée de trois brigades et si l’armée compte actuellement deux divisions, elles ne disposent pas du matériel nécessaire pour être pleinement opérationnelles.La généralisation à venir des drones FPV, comme c’est déjà le cas en Ukraine, nécessite aussi d’autres évolutions. “Il faut revoir les doctrines. Par exemple, il faut un groupe de combat autour du pilote, qui est isolé par un masque, souligne le lieutenant-colonel Olivier, de la section technique de l’armée de terre. Et ce pilotage n’est pas à la portée de tout le monde, c’est un métier à part entière qui va nécessiter un système de sélection des pilotes.” L’école des drones, inaugurée en 2023 et installée sur la base de Chaumont-Semoutiers, s’y prépare. “Nous formons plus de 1 000 pilotes par an pour tous les types de drones, du plus gros, le Patroller [NDLR : successeur du Sperwer évoqué en début d’article, 18 mètres d’envergure], jusqu’aux plus petits, où il s’agit de former des instructeurs qui forment à leur tour, souligne son directeur, le lieutenant-colonel Jean-Louis Bourgeois. On travaille à une formation FPV, un mode de pilotage particulier, même si elle s’appliquera à des drones peu chers, avec peu d’autonomie, utilisés pour détruire.”Les fabricants français de drones militaires sont déjà sur les rangs pour donner des solutions de production de drones à bas coût. Présent au forum innovation, Drone Act, une entreprise du Morbihan, a développé un concept de container pouvant contenir une dizaine d’imprimantes 3D. “Elle peut être projetée sur une base française à l’étranger, où des châssis pourraient être produits en série avec des plans pré-installés pour faire du drone à 60 euros”, souligne-t-on à son stand.Sur celui de Delair, société installée près de Toulouse et qui fournit des drones à l’Ukraine (des DT26, de reconnaissance, et des UX11, portant des charges), on peut découvrir le “MTO CP”, pour “munition téléopérée de courte portée”. Près de 500 premiers exemplaires devraient être livrés pour l’été 2025. D’une portée de 10 kilomètres pour 40 minutes d’autonomie, ce quadricoptère ne pèse que trois kilos. Cette munition rôdeuse disposera d’une charge susceptible de neutraliser un véhicule léger et des personnels. D’autres, plus rudimentaires, pourraient être développés. Pour l’armée française, il y a urgence à maîtriser ce type de “munitions rôdeuses” : l’armée ukrainienne et surtout celle de la Russie, que les forces occidentales doivent se préparer à affronter, en consomment des millions.
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Author : Clément Daniez
Publish date : 2025-02-06 05:30:00
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