Eté 1978, sur la Costa Brava. Eric Neuhoff a 22 ans. L’un de ses meilleurs amis, Olivier, doit se marier dans quelques semaines. Pour fêter ça, les deux copains décident d’aller faire la bringue au Rachdingue, la féerique boîte de nuit locale. Ils ne se présenteront jamais devant le physio. Olivier perd le contrôle de sa voiture – son enterrement de vie de garçon portera bien son nom. Pour le rescapé, Eric, c’est le début d’un long chemin de croix : il frôle l’amputation et passe douze mois à l’hôpital, entre opérations et rééducation…Neuhoff n’avait jamais pris le temps de revenir sur cet accident, pourtant fondateur dans sa vie d’homme – aujourd’hui âgé de 68 ans, il en souffre encore physiquement, bien qu’il ne s’en plaigne pas. Composé sous forme de flashes, il retrouve l’ambiance de l’année 1978 comme celle des cliniques où il passe. Mêlant spleen et humour, comme toujours chez Neuhoff, Penthotal est assurément l’un de ses meilleurs livres, peut-être même son meilleur. Il nous en parle dans cet entretien, où l’on retrouve l’esprit légendaire de l’ancien chroniqueur du Masque et la Plume.L’Express : Connaissez-vous des grands livres ou des grands films sur l’hospitalisation ?Eric Neuhoff : Il y avait eu L’Hôpital d’Alphonse Boudard, un bouquin marrant sur la tuberculose. Le même thème que La Montagne magique, qui se passe dans un sanatorium de Davos. A part ça… Au cinéma, je dirais Vol au-dessus d’un nid de coucou, mais il s’agit d’un hôpital psychiatrique. Il y a quand même des infirmières. J’avoue que quand j’avais vu le film à sa sortie en 1975, je trouvais Louise Fletcher très sexy dans le rôle de la méchante – comme Cruella dans Les 101 Dalmatiens, très bien aussi. D’autres œuvres avec des blouses blanches, je ne vois pas… Il y a les romans de Cronin sur des médecins, mais je ne les ai jamais lus…Votre livre est un quasi huis clos. Vous n’aviez pas peur de tirer à la ligne ?Oh non, je n’ai pas réfléchi… Comme j’écris court, je cours peu de risque. Mes livres sont brefs, dans la mesure du possible. J’espère n’avoir pas trop délayé.Sans doute à cause du Figaro, on vous voit comme un écrivain classique alors que votre œuvre est plus expérimentale qu’il n’y paraît. La narration de Pentothal n’est pas linéaire, c’est une suite de flashes. Ne seriez-vous pas, au fond, un auteur d’avant-garde ?Je connais votre théorie, que vous êtes le seul à soutenir : vous voulez me faire basculer aux éditions de Minuit !Dans Pentothal, vous êtes allongé sur un lit d’hôpital. On pense à Andy Warhol filmant pendant des heures un homme qui dort !Je vous remercie de la comparaison ! J’espère quand même que Pentothal n’est pas aussi répétitif que le manuscrit de Nicholson dans Shining. Là pour le coup ce n’est pas une histoire d’hôpital, mais de maladie, comme Mars de Fritz Zorn… Pour répondre à votre question précédente, non, je n’ai rien d’un écrivain expérimental. Mais je vous laisse ce pari sur l’avenir.Blague à part, qui a écrit comme vous dans le champ de la littérature française du XXe siècle, celle qui vous a nourri ?Je ne sais pas… Dans Penthotal les flashes dont vous parlez servent aussi à traduire l’état dans lequel j’étais après mon accident, avec des images floues, des souvenirs épars qui me revenaient sans que je sache pourquoi. Je voulais retranscrire une ambiance. Je ne pensais pas à Burroughs. Ce n’est pas à mon âge que je vais me lancer dans le cut-up ou je ne sais quoi !Le livre donne l’impression d’une grande facilité : c’est naturel ou ça vous demande du travail ?Je n’ai pas eu à me forcer. Je me suis retrouvé à plus de 60 ans dans l’état dans lequel j’étais à 22 ans. Après tout, quand on écrit, on est coincé à son bureau comme quelqu’un dans son lit d’hôpital. Ce n’est pas une activité normale d’écrire. On est obligé de s’extraire du monde et de se mettre à gamberger. C’est un truc de malade.Quelle était pour vous la bande-son de 1978 ?A l’époque, il n’y avait que des morceaux neufs. Rien n’avait plus de six mois. Radio Nostalgie n’avait pas encore été créée. Le titre phare pour moi reste peut-être Miss You des Rolling Stones. Avec mes copains de l’époque, on détestait le disco. Et quand on a vu que même les Stones se mettaient à en faire ça nous a agacés puis on a trouvé ça très bien. Nous étions admiratifs de Mick Jagger & Cie.Vous étiez plus branché musique anglo-saxonne que variété française ?Oui. Il y avait quand même France Gall et Julien Clerc, qu’on écoutait beaucoup – en 1978, Julien Clerc sort Ma préférence, avec des paroles de Jean-Loup Dabadie.1978, c’est aussi l’année du tube de Plastic Bertrand Ça plane pour moi, qui ne correspond pas à votre état d’alors…On adorait ça ! Je le cite dans le livre, d’ailleurs. On pensait que Plastic Bertrand était un vrai punk, ça nous amusait. Bon, un punk belge, il y avait un peu une contradiction dans les termes…Aucun homme politique ne m’a enthousiasméEt sur le plan littéraire, que donne l’année 1978 ?Pendant plusieurs semaines, je n’ai pas du tout pu lire : à cause du choc, il m’était impossible de fixer mon attention sur une page, c’était comme si les lignes sautaient… Le premier livre que j’ai réussi à finir fut Rue des boutiques obscures de Modiano, prix Goncourt cette année-là. Je me souviens aussi de Diane Lanster de Jean-Didier Wolfromm, qui avait eu l’Interallié, du Nain jaune de Pascal Jardin, qui m’avait marqué… Il y a aussi eu Le Bateau du courrier de Geneviève Dormann, avec cette première phrase frappante : “Un jour, le parachute de maman ne s’est pas ouvert.” Et j’ai enfin eu le temps de lire des classiques : Belle du Seigneur, que je n’ai pas aimé, Les Deux Etendards, que j’ai trouvé incroyable, et Guerre et Paix. De gros morceaux !Pas d’Annie Ernaux pour passer le temps ?Elle écrivait déjà ?Elle avait commencé en 1974 avec Les Armoires vides.Je ne l’ai pas lue à la clinique. Mais plus tard, dans le genre petit récit, je n’ai pas détesté La Place. C’était mieux que ce qu’elle a fait après…Vous ne parlez pas de politique dans votre livre. Même à 22 ans vous étiez vacciné contre les illusions militantes de la jeunesse ?Je ne me suis jamais fait trop d’illusions, ni en politique ni dans d’autres domaines. Je n’ai jamais adhéré à un parti, ni même manifesté. Ce n’est pas mon truc. Je n’étais pas un jeune giscardien. Aucun homme politique ne m’a enthousiasmé. Pentothal ne parle donc pas de ça, hélas, c’est lamentable ! Je me souviens quand même que, pendant que j’étais allongé, il y avait la révolution iranienne. La France avait accueilli Khomeini à Neauphle-le-Château. On ne se rendait pas compte que c’était le début de la catastrophe.Vos amis eux aussi étaient désengagés ?Il y avait quelques excités à Assas. Certains étaient même partis pour le Liban combattre avec les chrétiens. Mais avec mes camarades c’était moins la Mutualité que le Bus Palladium…Parlons un peu de boîtes de nuit ! Un club de la Costa Brava, le Rachdingue, est au cœur de votre livre. Qu’avait-il de si magique ?Le Rachdingue était une vieille ferme qui avait été restaurée et transformée en boîte de nuit, perdue dans les terres, sur une colline, au-dessus des vignes… L’endroit était magnifique. En France, les boîtes étaient des trucs fermés qui sentaient le tabac et la sueur. Au Rachdingue, la piste de danse se situait à l’intérieur mais dehors on tombait sur un grand jardin avec des fauteuils et des coussins. On buvait des verres à la belle étoile. Les gens n’en revenaient pas…Quelles autres boîtes vous ont marqué ?Le Bus Palladium essentiellement. On y trouvait la meilleure musique de Paris, du très bon rock, des flippers sur la scène… Bizarrement, je ne me suis jamais fait jeter à l’entrée. Il y a aussi eu La Main Bleue à Montreuil, dans le sous-sol d’un supermarché. Un lieu gigantesque, hallucinant. On buvait des bières qui coûtaient 5 francs. Des sapeurs dansaient prodigieusement bien. A l’aube, ils repartaient par le premier métro. C’est là que Karl Lagerfeld avait donné une fête qui avait tourné au délire sadomasochiste. Ça avait contribué à la fermeture de la boîte – Montreuil était une municipalité communiste. Après, il y a eu le Palace, que je n’aimais pas trop, puis les Bains Douches, où je suis beaucoup allé. Et je n’oublie pas l’Elysée-Matignon, où il y avait les plus jolies filles de Paris…Un taxi mauve de Michel Déon, c’est pour moi un des plus beaux romans françaisUn mot sur la Costa Brava : c’est pour vous un mythe personnel ou générationnel ?C’est lié à mon histoire familiale. J’ai passé une partie de ma jeunesse à Toulouse, et la Costa Brava était un peu la banlieue toulousaine pour les vacances. Pour les Parisiens, ce n’était pas une destination très en vue. Mais pour le jeune homme que j’étais, c’était l’étranger. La monnaie et les marques de glaces étaient différentes. Les disques étaient moins chers et les titres anglo-saxons étaient traduits en espagnol. On s’y perdait. Je me souviens comme ça d’un disque de Donovan : j’avais mis un temps fou à comprendre de quoi il s’agissait !C’est votre paradis perdu ?J’en garde un très beau souvenir. C’est peut-être fantasmé ou rêvé… J’étais gamin, j’y passais deux mois et demi chaque été. Si on additionne tous les étés, ça fait quelques années d’une vie. J’y ai connu un tas de gens qui sont encore mes amis.David Foenkinos raconte que c’est lors d’une longue hospitalisation, quand il avait 16 ans, qu’il a eu sa vocation d’écrivain. Vous, on a le sentiment que cette épreuve ne vous a pas changé…Ça m’a juste donné une conviction : après ça, il ne pourrait plus rien m’arriver de grave. C’est pour ça que je ne suis jamais déprimé ou que j’ai beaucoup de mal à m’ennuyer. Tout me semble bon à prendre. En revanche, je ne suis pas sûr que la douleur m’ait appris grand-chose… Et je n’avais pas pris de notes à l’hôpital. J’avais laissé de côté le manuscrit de Précautions d’usage, sur lequel je travaillais avant l’accident. Je n’avais rien fichu, à part apprendre à taper à la machine.Que vous inspire la tendance actuelle au déballage ?Ça me casse les pieds – et, dans mon cas, je n’en ai pas besoin ! Je me suis permis d’écrire sur cette hospitalisation car elle fut une expérience un peu hors du commun. Si je n’avais pas eu d’accident, je n’aurais jamais raconté mon année 1978.Votre livre alterne entre mélancolie et humour. Quels types de récits vous touchent ou vous font rire ?Drieu la Rochelle n’était pas rigolo, mais j’aime beaucoup Récit secret. Pour l’humour, je dirais Blondin, Philip Roth (surtout les premiers) et Bernard Frank dans le côté chroniqueur plein de second degré.Blondin et Frank, vous les relisez encore aujourd’hui ?Je relis beaucoup les hussards et les auteurs apparentés : je trouve qu’ils tiennent très bien le coup. J’aurais vraiment aimé avoir écrit Un Taxi mauve de Michel Déon, c’est pour moi un des plus beaux romans français. Je suis toujours ébloui. Adios de Kléber Haedens est un de mes classiques. Et je tiens Félicien Marceau pour le plus grand styliste de la bande – il faut relire l’épatant Capri petit île ou Creezy, son Goncourt 1969.Après avoir écrit ce livre important pour vous, avez-vous déjà d’autres projets ou vous vous sentez un peu sec ?Quand un livre est fini, on n’est pas sec, mais soulagé. Je vais maintenant écrire un roman qui s’appellera Cahors sous la pluie et se passera là-bas dans les années 1970. Je n’ai pas épuisé tous mes souvenirs de jeunesse. Tant pis pour vous !Pentothal, par Eric Neuhoff. Albin Michel, 212 p., 19,90 €.
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Author : Louis-Henri de La Rochefoucauld
Publish date : 2025-02-06 19:00:00
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