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Vincent Jarousseau, dix ans sur les terres du RN : “Les électeurs ont le sentiment de revenir à la France d’avant”

Hénin-Beaumont (62), le 13 septembre 2015. C'est la grande braderie. Événement populaire par excellence, ce rendez-vous est devenu l'antre de la rentrée politique de Marine Le Pen. Nombreuses sont les femmes à venir saluer la présidente du parti d'extrême-droite.

C’est long, dix ans. Lorsque Vincent Jarousseau a commencé à sillonner les routes de France en 2014 pour rencontrer les électeurs du Front national (FN), Marine Le Pen venait tout juste d’être élue à Hénin-Beaumont, petite commune du Pas-de-Calais jusqu’alors dirigée par le Parti socialiste (PS). A Hayange, dans le Grand Est, la fermeture des hauts-fourneaux d’ArcelorMittal secouait la région, devenant le symbole d’une désindustrialisation subie par les habitants – dans la foulée, la ville, socialiste depuis plus de trente ans, tombait aux mains du FN. Tandis qu’à Beaucaire, ville du Gard tenue par la droite républicaine depuis les années 1980 et où le taux de pauvreté s’élevait alors à 29 %, le nouveau maire FN Julien Sanchez séduisait des habitants convaincus par son discours sur l’immigration et l’insécurité.Pour comprendre l’impact local de ces nouveaux élus frontistes sur des territoires historiquement ancrés à gauche, Vincent Jarousseau a passé dix ans dans ces trois villes et certaines communes voisines, à discuter avec les électeurs, les interrogeant sur leurs peurs, leurs rêves, leurs regrets. Avec eux, le photojournaliste a vécu les attentats de 2015 et 2016, l’élection d’Emmanuel Macron, le mouvement des gilets jaunes, la crise du Covid, la dissolution – mais aussi les longues journées de travail, les petits boulots à la chaîne, les fins de mois difficiles. Et l’ascension, inexorable, du Rassemblement national et de ses idées dans leur vie quotidienne. Dans son livre Dans les âmes et les urnes. Dix ans à la rencontre de la France qui vote RN, paru ce 16 janvier aux Arènes, il rend compte avec précision de ces échanges, dressant le portrait d’électeurs plus convaincus que jamais par le projet de Marine Le Pen. Entretien.Le nouveau livre de Vincent Jarousseau, “Dans les âmes et les urnes”, paru le 16 janvier 2025.L’Express : De 2014 à 2024, vous avez choisi de partager votre quotidien entre Beaucaire, Hayange, Hénin-Beaumont ou encore Denain, afin d’y analyser l’évolution du vote RN. Pourquoi ces villes en particulier ?Vincent Jarousseau : Le point de départ de cette histoire, c’est 2014 : c’est alors un vrai tournant pour le Front national. Le parti vient de gagner plusieurs villes aux élections municipales, et de récolter 25 % des voix aux européennes – un score historique. Avec l’historienne Valérie Igounet [NDLR : coauteure avec Vincent Jarousseau de L’Illusion nationale. Deux ans d’enquête dans les villes FN, paru en 2017 aux Arènes], nous avons voulu enquêter sur le terrain, dans la perspective de la présidentielle. Je venais de passer treize ans en tant qu’élu de gauche dans le XIVe arrondissement de Paris, et l’idée était de quitter la capitale pour aller voir ce qui se passait dans la relation électeurs-élus au niveau local, d’analyser les méthodes du FN, la manière dont fonctionnait son processus de dédiabolisation. On a donc choisi des villes de taille équivalente, situées à différents endroits de France, avec une géographie politique variée, en prenant en compte la personnalité des maires et leur implantation dans le territoire.Dès les premières lignes de votre livre, vous évoquez ainsi une France “des sous-préfectures, que l’on ne voit jamais ou presque, dont on ne parle que trop rarement”. Comment cette forme de désintérêt médiatique et politique a-t-elle pu conduire au vote RN dans ces communes selon vous ?Le regard que portent la société française et les élites – notamment médiatiques – sur ces territoires n’est pas l’unique cause du vote RN. Il y a une accumulation de choses, et je reste convaincu que la condition socio-économique des électeurs façonne en premier lieu le vote. Mais ce sentiment d’invisibilité existe bien, c’est ce que je décris dans le livre comme “les blessures narcissiques des catégories populaires”, que les élus RN réussissent à panser symboliquement, en passant souvent à la télévision par exemple. En cinquante ans, nous avons connu d’énormes bouleversements économiques : il y a des franges de la population qu’on n’a jamais inscrites dans le processus de mondialisation, qui se sentent tenues à l’écart depuis des années de ce monde-là, qui n’ont d’ailleurs pas forcément envie de l’intégrer. Il en ressort des formes de ruptures, un peu d’injonctions complaisantes à l’égard de certaines populations, une sensation de mépris.Vous évoquez justement à de nombreuses reprises ce sentiment omniprésent, pour les électeurs RN, de ne pas être considérés à leur juste valeur, notamment dans le travail. Vos témoins rapportent régulièrement cette fracture supposée entre “ceux qui travaillent et qui galèrent”, souvent dans des métiers difficiles, et “les chômeurs, les ‘cas sociaux’, les immigrés qui ne travaillent pas mais qui ont tout”. Comment ce sentiment nourrit-il le vote RN ?Cette question est centrale dans le livre. Quand j’ai commencé cette analyse en 2014, je n’avais pas du tout conscience de l’importance de la notion de travail dans les motivations du vote RN, que ce soit comme objet de reconnaissance sociale ou comme source de souffrance et de contrainte, que l’on subit dans sa forme et dans les injustices générées par l’organisation du travail. Il y a cette notion de hiérarchie du travail qui est extrêmement forte chez les électeurs RN : avec le développement des métiers à haut niveau de compétences et la massification de l’enseignement supérieur, on aurait mis de côté et moins reconnu “les autres”, c’est-à-dire ceux qui sont dans l’exécution, qui assurent le “back-office de la société” pour reprendre une expression de l’essayiste Denis Maillard. Cela génère un profond sentiment d’injustice qui peut se traduire par un vote RN.Hénin-Beaumont (62), le 13 septembre 2015. A l’occasion de la Grande braderie, des sympathisants du Front national applaudissent l’arrivée de Marine Le Pen.Vous faites justement référence à la “trahison” ressentie par certains habitants concernant la gauche, notamment à Hayange. Quelles sont les conséquences de cet “abandon” politique ressenti par les électeurs ?Je fais notamment référence à la trahison ressentie à Hayange, après la fermeture d’ArcelorMittal, alors même que François Hollande avait fait la promesse aux ouvriers que l’Etat ne les abandonnerait pas. Certains ont eu le sentiment d’avoir été abandonnés sur l’autel de la mondialisation. Dans des territoires qui ont subi de manière assez violente la désindustrialisation, qui a souvent été accompagnée par la chute des gens qui étaient au pouvoir localement – c’est-à-dire les maires communistes ou socialistes. Il y a également le sentiment que les syndicats n’ont pas su défendre ou sauver ce qu’il restait à sauver. Je me souviens de cette phrase de Jean-Yves, qui a commencé sa carrière à Denain chez Usinor, et qui estimait que les syndicats avaient été trop “jusqu’au-boutistes”, et portaient une forme de responsabilité dans la fermeture de l’usine.La gauche est ainsi parfois perçue comme “le camp des perdants” : un vieux souvenir incarné par les parents ou les grands-parents, qui ne permet plus de gagner ni d’avancer. Ou alors, par opposition, la gauche devient le camp des bobos, des bourgeois, d’une certaine aristocratie locale, c’est la figure de l’enseignant, du prof, des sachants, “ceux qui ne sont pas comme nous”. D’autant qu’une forme de tri social s’est opérée : ce qui pouvait exister dans le passé avec des voix alternatives qui pouvaient s’exprimer auprès des uns et des autres, des éléments de régulation démocratique comme le curé, le syndicaliste, l’instituteur, ont été considérablement réduits, ou déconsidérés. Les habitants ont donc le sentiment de gagner une certaine respectabilité à s’afficher comme des électeurs de Marine Le Pen ou de Jordan Bardella, parce qu’ils se sentent enfin dans le camp des gagnants, de ceux qui ne sont pas “assistés”, qui veulent s’en sortir. Même si, évidemment, cela ne veut pas dire que tous les anciens électeurs de gauche votent à l’extrême droite, loin de là.Les Hayangeois évoquent systématiquement dans votre livre un “passé doré, la nostalgie des rues noires de monde, des commerces de luxe dans le centre-ville”. Cela raisonne avec la dernière étude sur les fractures françaises du Cevipof, qui indique que 73 % des Français affirment que “c’était mieux avant”. Comment le RN surfe-t-il sur cette vague de nostalgie ?Quand on regarde le bilan du RN sur dix ans dans ces communes, on remarque qu’il n’a pas fait grand-chose en termes de projets structurels. En revanche, il s’investit au maximum sur des microgestes qui vont rester dans la tête des électeurs, avec ce sentiment qu’on revient à la “France d’avant” : la propreté, la proximité, la tradition. Les élus RN surinvestissent les sociabilités populaires, en passant notamment par les célébrations locales comme les fêtes de la Madeleine à Beaucaire ou la fête du cochon créée ex nihilo à Hayange, avec une connotation très clairement anti-musulmane et qui exclut de facto une partie de la population. Les élus surfent beaucoup sur cette nostalgie : quand on regarde les starlettes invitées à la fête du cochon à Hayange, par exemple, on retrouve de nombreuses figures des années 1970-80, qui illustrent la supposée “France d’avant”.Cela se joue aussi sur la question des modes de vie : les électeurs RN ne sont pas dans le camp des “Parisiens”, des “citadins”, avec ces modes de vie qu’on ne comprend pas. Il y a une espèce de fascination-répulsion : on considère que cette vie-là n’est pas faite pour nous, qu’elle est très violente, très chère, très dangereuse. Paris renvoie aux attentats, aux manifestations violentes. Cette urbanité renvoie à ce qu’on ne veut pas chez soi : on vote RN pour mettre à distance ce qui insécurise dans le cadre de vie urbain.Denain (59), octobre 2017. Guillaume charge le coffre de sa vieille 309 sur le parking de Carrefour. L’hypermarché a la particularité d’être situé en plein centre-ville.En opposition à cette France “d’avant”, supposée apaisée, blanche, rurale et festive, les électeurs dont vous avez croisé la route depuis 2014 vous parlent à de multiples reprises de la violence des faits divers, évoquant “Lola”, “Thomas”, l’affaire Nahel… Quel est l’impact de la récupération politique de ces événements par le RN sur le vote ?Il faut dire qu’entre 2014 et 2024, beaucoup d’événements très violents ont eu lieu en France et à l’international. Vous avez eu les attentats islamistes de 2015 et 2016, le mouvement des gilets jaunes et ses manifestations, le Brexit, l’élection de Trump, et une vraie “faits diversification” de la vie politique et médiatique. Quand j’évoque ces faits avec les gens que je côtoie à Hayange, Beaucaire ou Hénin-Beaumont, ils me racontent le sentiment d’insécurité permanent qu’ils ressentent, et la manière dont les sociabilités locales apparaissent alors comme un cadre qui rassure, avec cette dimension nostalgique que l’on retrouve dans leur discours.Sur quelles plateformes s’informent justement vos témoins ? Et quelles en sont les conséquences dans leur vision de la société et de l’actualité ?Il faut bien préciser que les gens que j’ai rencontrés mettent, en général, à distance l’actualité et la politique. Pour s’informer sur l’actualité locale, beaucoup regardent le journal de France 3 ou de TF1. Mais sur l’actualité nationale, ça va être beaucoup Internet, notamment via les pages Facebook de partis politiques : par exemple, Virginie me dit qu’elle ne s’informe qu’avec la page Facebook de Marine Le Pen. Il faut aussi parler de l’influence de chaînes comme CNews, plutôt consommées par les jeunes et les retraités, et dont l’influence est assez conséquente. Ou de programmes comme Touche pas à mon poste (TPMP), avec Cyril Hanouna. Quand j’ai commencé à entendre parler de cette émission, c’était vers 2016, à Denain : elle était ultra-populaire chez les jeunes, c’était un divertissement. Puis le plateau s’est un peu politisé pendant les gilets jaunes, avec cette idée que l’émission donnait la parole “aux gens comme nous” et un chroniqueur chauffeur-livreur par exemple. Puis il y a un changement radical à partir de la présidentielle de 2022, et notamment de la candidature de d’Eric Zemmour. J’ai des protagonistes qui sont totalement influencés par l’émission, telle Angélique, qui se définit elle-même comme une fan de “Cyril” : cela se ressent surtout dans la structuration des débats, où tout devient tout noir ou tout blanc, de manière très binaire.Dans votre livre, vous écrivez d’ailleurs qu’Angélique ne parle jamais de “Hanouna”, mais de “Cyril”, comme s’il s’agissait d’un ami proche. On remarque le même phénomène pour “Marine”, qui n’est jamais évoquée par vos témoins avec son nom de famille.En effet, j’ai d’ailleurs souvent entendu les électeurs dire : “Marine, ce n’est pas son père.” Il y a toujours eu cette distinction, sur laquelle elle a beaucoup joué, en “marketant” sa proximité supposée avec les électeurs. A partir de 2014, ce n’est plus la Marine Le Pen de Montretout, mais celle d’Hénin-Beaumont. Elle porte à la fois la marque Le Pen, qui se suffit à elle-même pour la situer politiquement, mais elle a ajouté cette touche héninoise à son profil : c’est-à-dire une femme à l’écoute du bassin minier populaire, protectrice, forte, puissante, qui marque énormément l’électorat féminin.Elle a réussi à séduire cette frange du salariat féminin précaire dont je parlais tout à l’heure (les aides-soignantes, les infirmières…), mais aussi les mamans solos, qui ne se reconnaissent pas dans les thématiques du féminisme telles qu’on les développe aujourd’hui. Il y a ce côté presque maternel chez Marine Le Pen, qu’elle développe via le fait de se faire appeler par son prénom.Wignehies (Nord), le 4 juin 2020.On retrouve également ce rapprochement avec “Jordan”, pour Jordan Bardella, dont vous ne parlez finalement pas tant que ça dans votre livre. Pourquoi ?J’en parle à la fin, parce qu’il arrive à la fin. Le phénomène Bardella démarre véritablement en 2022, c’est en fait très récent. Les électeurs que je suis, par exemple à Denain, n’en parlent pas vraiment. C’est plutôt leurs enfants qui sont séduits : Séverine, par exemple, reste beaucoup plus sensible à Marine Le Pen, quand sa fille de 18 ans est fan absolue de Jordan Bardella, au travers du personnage qu’il se crée sur les réseaux sociaux. C’est un amour voué à un produit très “marketé” sur TikTok, comme on admirerait un influenceur. Pour revenir sur l’épisode de juillet 2014, on peut d’ailleurs dire qu’une partie des électeurs n’ont pas compris que leurs candidats, si populaires autour d’eux ou sur les réseaux sociaux n’aient pas gagné les élections législatives anticipées. Certains ont considéré qu’il y avait eu une magouille dans les urnes, ou que par des jeux d’appareil et un sursaut de participation, l’élection leur avait été d’une certaine manière injustement volée.



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Author : Céline Delbecque

Publish date : 2025-02-08 08:00:00

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