Imaginez un pays de l’Otan comme le Royaume-Uni, la France ou même l’Allemagne, soit pris pour cible par Vladimir Poutine, alors que les combats ont cessé en Ukraine. Imaginez maintenant une Alliance tétanisée, ses pays membres pris en tenaille entre leur engagement à aider tout pays allié attaqué et leurs opinions publiques, potentiellement réticentes à s’engager dans un conflit extérieur… D’ici un an, peut-être cinq. Ou même plus tôt encore : dans les mois à venir, une campagne d’assassinats, de sabotages et d’incendies criminels s’intensifiant à travers l’Europe.Cet alarmant scénario est celui de Keir Giles, chercheur britannique de premier plan sur la défense européenne et la Russie à la prestigieuse Chatham House, et auteur du récent Who will Defend Europe ? An Awakened Russia and a Sleeping Continent (non-traduit), classé par le Financial Times parmi les meilleurs livres politiques de l’année 2024. Auprès de L’Express, ce dernier explique pourquoi, selon lui, la question n’est pas de savoir si, après l’Ukraine, Vladimir Poutine lancera une nouvelle offensive en Europe mais “quand”. “Le compte-à-rebours est lancé avant que [Vladimir Poutine] soit prêt à passer à l’acte ailleurs en Europe”, prévient-il. Quel pays pourrait-il cibler ? Difficile de le savoir avec précision ; l’équation de ce choix étant fonction de nombreuses variables. Mais à l’heure où le “rapport de force est globalement favorable à la Russie quel que soit le cas de figure”, Keir Giles se montre pessimiste : “la plupart des pays européens membres de l’Otan sont aujourd’hui plus exposés qu’ils ne l’étaient en février 2022”. Entretien.L’Express : Selon vous, ce n’est qu’une question de temps avant que le Kremlin ne déclenche une nouvelle offensive sur l’Europe. Pourquoi cette prédiction ?Keir Giles : Tout d’abord, Poutine a toujours été relativement clair sur les objectifs qu’il poursuit dans sa guerre contre l’Ukraine : il n’a jamais caché son souhait de rétablir les anciennes frontières de la Russie, lorsque les nations souveraines et indépendantes que nous connaissons aujourd’hui faisaient encore partie de l’Empire russe. Mais surtout, il existe désormais un consensus assez inédit à travers l’Otan, se fondant sur de nombreuses sources d’informations fiables telles que des ministres de la Défense, des chefs militaires ou de renseignements, selon lequel la prochaine cible de la Russie sera l’un des pays membres de l’Alliance atlantique.Le seul diagnostic sur lequel tout le monde n’est pas d’accord concerne la rapidité avec laquelle la Russie serait prête à passer à l’action. Certains tablent sur un an, d’autres sur cinq… Mais ce qui ne fait aucun doute, c’est que dès que les opérations de combat prendront fin en Ukraine, les freins seront levés. Pourquoi ? Tout simplement car tant que la guerre continue, l’Ukraine peut détruire les forces terrestres russes – donc empêcher Moscou de reconstruire ses effectifs de façon optimale. Sans cette zone tampon, Poutine aura les mains libres. Le compte-à-rebours est lancé avant qu’il soit prêt à passer à l’acte ailleurs en Europe.Quel intérêt Poutine aurait-il à attaquer un pays de l’Otan ?Si nous admettons que la Russie ambitionne de reprendre une partie de son ancien empire, son plus grand obstacle pour y parvenir sera l’Otan. En effet, de nombreuses anciennes parties de l’Empire – comme la Pologne et la Finlande – et même de l’Union soviétique – comme les États baltes – que Poutine pourrait vouloir faire revenir dans son giron font aujourd’hui partie de l’Alliance. Si l’une d’entre elles était attaquée, les pays membres de l’Otan devraient – en vertu de son article 5 – apporter une réponse et une aide unifiée au pays en danger. Ce qui mettrait les plans de Poutine en péril. Il a donc tout intérêt à neutraliser ce cas de figure.Comment ?C’est là que la doctrine militaire russe, dont l’un des éléments clés consiste à infliger des dommages suffisants à une cible pour la dissuader de s’engager dans un conflit plus large, entre en jeu. Le moyen le plus simple pour Poutine d’empêcher l’Otan de contrecarrer ses plans serait de mener des frappes démonstratives sur une cible secondaire. Soit sur un pays membre de l’Otan qui serait crucial à la défense européenne comme l’Allemagne, la France, ou le Royaume-Uni. Soit sur l’une des principales entités administratives et de commandement militaire de l’Otan, à Bruxelles et dans ses environs. Tout est possible.En quoi cela entraverait-il une riposte de l’Otan ?Considérez l’impact qu’une attaque de la Russie sur un pays membre aurait sur les opinions publiques occidentales, qui ne sont absolument pas préparées à cette éventualité parce qu’elles croient encore que la guerre n’arrive qu’aux autres. Ajoutez à cela le fait que la défense civile et la préparation à ce type de situation sont pratiquement inexistantes dans la majeure partie de l’Europe occidentale. Il ne fait guère de doute qu’une attaque de cet ordre provoquerait une réaction substantielle au sein des opinions publiques. La plupart considéreraient sans doute comme périphérique voire contraire à leurs intérêts de venir en aide au pays attaqué. Et pourraient donc faire pression sur leur leadership pour ne pas s’engager dans un conflit.Plusieurs pays comme le Danemark ou la Finlande semblent tout de même prendre des mesures pour renforcer la sécurité de certaines régions… Certains pays ne seraient-ils pas davantage vulnérables que d’autres en cas d’attaque russe ?Pour l’heure, le rapport de force est globalement favorable à la Russie quel que soit le cas de figure. D’une part, l’essentiel de la capacité militaire de la Russie, comme la marine, l’armée de l’air et surtout ses forces nucléaires, n’est pas affecté par la guerre en Ukraine ; et même ses forces terrestres les plus impactées ont été reconstruites. En avril 2024, elles étaient 15 % plus importantes qu’à l’époque où la guerre en Ukraine a été déclenchée. La Russie est donc tout aussi forte, voire plus forte qu’au début de la guerre. D’autre part, les pays de l’Otan sont globalement plus faibles en raison de l’ampleur du soutien qu’ils ont apporté à l’Ukraine. Certains ayant fait don de secteurs entiers de leurs capacités militaires pour permettre à l’Ukraine de continuer à se battre, en n’investissant pas pour remplacer leurs propres stocks. Il y a bien quelques pays du Sud de l’Europe qui augmentent progressivement leurs dépenses de défense pour combler cette lacune. Mais rien à voir avec l’investissement transformateur que nous voyons en Pologne. Dans d’autres pays, en particulier le Royaume-Uni, les dépenses de défense ne vont même pas atteindre ce qui est reconnu comme le minimum essentiel pour maintenir une capacité de défense. Bref, à l’inverse de Moscou, la plupart des pays européens membres de l’Otan sont aujourd’hui plus exposés qu’ils ne l’étaient en janvier 2022.Et j’irais même plus loin : à certains égards, la situation actuelle ressemble à celle qui avait entraîné l’Europe dans la Seconde Guerre mondiale : une puissance expansionniste s’emparant de pans de territoires voisins, tandis que d’autres pays, comme la Grande-Bretagne et la France, ont des obligations conventionnelles envers un pays sur le point d’être attaqué à son tour. Mais aujourd’hui, les pays européens sont dans une posture encore pire que dans les années 1930, car il n’y a pas eu le réarmement massif qui avait permis, notamment au Royaume-Uni, de survivre à 1939 et 1940. De plus, nous avons désormais des États-Unis ambivalents vis-à-vis de la menace, et nous n’avons pas l’avantage de la distance qui nous isolait de la menace à l’époque. Car même si la plupart des Européens pensent confortablement que la guerre n’est pas leur problème, s’ils regardaient un globe, ils verraient que la Russie peut atteindre n’importe quel pays à distance de lancement de missile, par les airs ou la mer… Cela étant, le choix de la prochaine cible de la Russie est une équation en constante évolution car elle dépend de nombreuses variables. Il ne s’agit pas seulement de sonder l’évolution des capacités militaires entre la Russie et ses adversaires, mais aussi de facteurs plus abstraits comme le retour sur investissement que la Russie obtiendrait en menant une attaque contre un pays. Ce qui, dans une certaine mesure, est insondable.Au-delà de l’aspect purement militaire, comment pourrait se manifester une attaque russe contre un pays européen ?La Russie va certainement intensifier sa campagne d’assassinats, de sabotages et d’incendies criminels à travers l’Europe dans les mois à venir. De fait, lorsque la guerre ne se déroule pas comme la Russie le souhaite, celle-ci intensifie sa campagne d’attaques secrètes et semi-secrètes contre l’Europe. Il existe deux catégories distinctes d’attaques menées par des proxys russes à travers l’Europe. Certaines sont totalement aléatoires, comme l’incendie criminel de centres commerciaux à Varsovie, d’un Ikea en Lituanie ou d’un entrepôt à Londres. D’autres suivent un schéma très clair de ciblage de la logistique et des communications – ce sont par exemple des cyberattaques et des attaques de sabotage contre les chemins de fer en Pologne, en République tchèque ou en Allemagne. Une autre façon de créer le chaos serait de brouiller les signaux GPS en mer Baltique ou dans le Grand Nord. Une campagne déjà en cours mais qui, si elle s’intensifie, peut avoir des conséquences non seulement sur les vols d’avions, mais aussi sur les transports terrestres… Bref, ce type d’attaques remplit les critères établis dans une étude que j’ai coréalisée en 2019 pour l’Agence suédoise de recherche en matière de défense sur ce que la Russie pourrait faire pour immobiliser l’Europe avant une attaque conventionnelle ouverte contre l’un de ses pays.Vous décrivez une sorte de « déni » des politiciens sur l’état réel de la guerre avec la Russie… D’où vient ce déni ?J’y vois un manque d’imagination de la part de certains de nos dirigeants politiques. Nous avons vu, dans de nombreux pays, une situation où les chefs militaires, mais aussi certains hauts responsables comme des ministres de la Défense ou des forces armées, ont parfaitement compris quelle était l’ampleur de la menace et ce qu’il fallait faire pour la contrer. Mais cela ne pénètre pas le plus haut niveau de décision politique, qu’il s’agisse du chancelier en Allemagne ou du ministre en charge de l’Échiquier au Royaume-Uni. Le problème est reconnu, mais aucune mesure n’est prise pour y remédier parce que ce serait politiquement trop gênant. Comme si revoir les priorités budgétaires représentait un risque plus grand que de laisser un pays sans défense et potentiellement confronté à une menace existentielle.Si Donald Trump actait bel et bien le retrait des Etats-Unis de l’Otan, comme il a menacé de le faire, « l’Europe de la défense » pourrait-elle faire face à la menace russe ?En principe, oui. Une Europe unifiée serait suffisamment forte pour résister et repousser une incursion russe dans un État membre européen. Mais sans les États-Unis comme force garante, il s’agirait toujours d’une sorte de coalition de pays moins qualifiés pour s’opposer à la Russie. Et de toute façon, nous avons vu que, même avec le soutien total des États-Unis, l’Allemagne s’est montrée particulièrement réticente à l’idée d’offenser Moscou. La question est donc de savoir combien de ces pays, capables de constituer cette Europe de la Défense reconnaîtraient réellement leurs engagements dans un cas de figure où Trump se retirerait, et où l’Europe serait attaquée. On insiste beaucoup sur le danger d’un retrait américain pur et simple de l’Otan, mais il n’est pas nécessaire d’en arriver-là pour neutraliser la capacité d’action de cette alliance. Il suffit, comme je l’ai évoqué, que les opinions publiques soient suffisamment réticentes à un engagement de leur pays pour que rien ne se passe !Dans votre ouvrage, vous vous montrez circonspect quant au ‘trumptimisme’, à savoir l’idée selon laquelle le nouveau président assurera une paix durable en Ukraine. Pourquoi ?Je dois dire que les commentaires les plus récents de Trump sur la possibilité d’une fin des combats en Ukraine constituent une rupture surprenante avec tous ses comportements passés vis-à-vis des intérêts russes. Pendant son premier mandat, il y a eu la remise du nord-ouest de la Syrie aux forces russes, ou la tentative de retrait des forces américaines d’Allemagne, mais aussi une série d’autres événements… Trump semble moins dépendant de Moscou et moins obligé à l’égard de Poutine. On ne sait pas encore où cela va nous mener. Bien sûr, tous ceux qui suivent l’actualité américaine depuis un certain temps savent que ce que dit Trump et ce qu’il ordonne à son administration ne sont pas toujours exactement la même chose. Mais il est moins certain aujourd’hui qu’avant son investiture que Trump tentera de jeter l’Ukraine sous un bus.A ce stade de la guerre, certains appellent à entamer des négociations avec Vladimir Poutine. Qu’en pensez-vous ?Pour ceux qui souhaitent négocier avec Poutine, la question est simple : que souhaitent-ils offrir à Poutine dans l’espoir qu’il s’en aille ? Il n’y a pas de précédent suggérant qu’une tentative d’apaisement améliorera la situation au lieu de l’aggraver. En fait, chaque tentative de retour au calme avec Poutine nous a conduits à la situation que nous connaissons aujourd’hui, où des pays sont menacés dans leur existence parce que Poutine n’a pas été confronté.Pour préserver la paix en Europe, nous devrions nous inspirer des leçons tirées au cours des siècles passés, quand la paix avec la Russie a été obtenue : à savoir avec une force armée supérieure à celle de Moscou et une détermination visible à l’utiliser si elle devait être mise à l’épreuve. La démonstration de pouvoir de la part d’un État est le seul principe que la Russie respecte et a toujours respecté. Et c’est une leçon qui a été apprise et réapprise à un coût énorme par les voisins de la Russie et les puissances européennes plus éloignées au cours de l’histoire.
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Author : Alix L’Hospital
Publish date : 2025-02-09 16:00:00
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Keir Giles : “Le compte à rebours est lancé avant que Vladimir Poutine ne frappe ailleurs en Europe”
![Le président russe Vladimir Poutine lors d'un interview avec des agences de presse internationales à Saint-Pétersbourg, le 5 juin 2024](https://www.mondialnews.com/wp-content/uploads/2025/02/1739118982_Keir-Giles-Le-compte-a-rebours-est-lance-avant.jpg)