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Luc Ferry : “Ceux qui maîtriseront l’IA domineront le monde, y compris sur le plan militaire…”

Luc Ferry, ancien ministre, philosophe en France lors de la Convention sur l'analyse et la gestion de la santé (CHAM) 2021, au Cirque d'Hiver à Paris, France, le samedi 2 octobre 2021.

Les philosophes français passionnés de science tout en s’informant sérieusement sur les grandes avancées technologiques ne sont guère nombreux. Dans IA, grand remplacement ou complémentarité*, Luc Ferry résume avec brio les grandes interrogations philosophiques, éthiques et politiques que pose l’intelligence artificielle. L’ancien ministre de l’Education nationale fait entendre une voix modérée, entre d’un côté les intellectuels qui crient à la catastrophe, et de l’autre les techno-optimistes qui assurent que l’IA sauvera le monde.Alors que Paris accueille un sommet sur le sujet, Luc Ferry explique pourquoi l’IA aura des conséquences majeures sur le marché du travail, mais aussi pourquoi la perspective de télécharger son cerveau quand on sera mort, comme le souhaite Sam Altman, est illusoire.L’Express : Au sujet de l’intelligence artificielle, les intellectuels français pèchent souvent, dites-vous, par déni (“l’IA ne nous remplacera jamais, nous sommes trop indispensables”) ou par progressophobie (“l’IA menace l’humanité, il faut l’arrêter”). Que reprochez-vous à ces deux courants ?Luc Ferry : Je reproche au premier d’ignorer les progrès fulgurants des IA multimodales, faute d’accéder aux dernières versions, et au second de nager en pleine utopie régulatrice. Dans le premier chapitre de mon livre, j’analyse les performances actuelles des IA génératives. Si on prend la peine de s’abonner aux dernières versions, elles dépassent de très loin les humains dans de nombreux domaines : en médecine, dans l’analyse juridique, l’écriture d’articles de presse, la traduction mais aussi, désormais, dans la résolution de problèmes de maths ou de physique. Je ne suis pas totalement inculte mais ChatGPT est des millions de fois plus cultivé que moi et les algorithmes dont il dispose pour analyser les connaissances qu’on lui a fait ingurgiter sont de plus en plus performants. Sam Altman a déclaré pour cette raison que l’on verrait apparaître dans la décennie qui vient des “licornes” sans aucun salarié.J’ajoute que l’IA ne remplacera pas seulement des millions de cols blancs mais aussi des cols bleus puisqu’elle est désormais intégrée dans des robots humanoïdes qui sont parfaitement capables de remplacer des ouvriers du BTP.Quant à s’arrêter pour prendre le temps de réfléchir, c’est bien gentil, mais si nous le faisions en Occident pour des raisons morales, la Chine, la Russie et les théocraties en profiteraient pour accélérer comme jamais sachant que ceux qui maîtriseront l’IA domineront le monde, y compris sur le plan militaire…A l’inverse, vous critiquez aussi des scientifiques et entrepreneurs qui versent dans un techno-solutionnisme trop optimiste. Pourquoi ?Parce que les IA, à la différence des humains, ne choisissent pas leurs valeurs, elles sont “alignées” sur des codes éthiques par des programmateurs qui les choisissent pour elles. J’aime la science, j’ai enseigné à la fac de science de Paris sur le thème “biologie et philosophie” avec mon ami Jean-Didier Vincent et c’est là que j’ai découvert le rôle de l’IA dans le domaine de la santé, en particulier du cancer où elle sauvera des millions de vies. Souvent, les philosophes d’aujourd’hui connaissent mal les sciences, mais on ne peut pas parler sérieusement de l’IA sans avoir travaillé sur le plan scientifique. Or la science n’a pas en tant que telle de valeurs. Elle peut vous dire que fumer provoque le cancer, pas si vous devez ou non arrêter de fumer ! La technique ne peut donc pas résoudre tous nos problèmes car tout dépend de ce qu’on choisit de faire avec elle…Vous penchez du côté de ceux qui estiment que l’IA aura un impact colossal sur le marché du travail. Chaque nouvelle technologie n’a-t-elle pas engendré des craintes similaires ? Et l’IA ne va-t-elle pas créer de nouveaux emplois ?La révolution de l’IA n’a rien à voir avec celles du passé, de la vapeur, de l’électricité ou du moteur à explosion, d’abord parce qu’elle touche tous les secteurs de la vie humaine et non un domaine particulier, ensuite parce qu’elle défie l’être humain dans ce qui était jusqu’à présent son monopole : l’intelligence et le langage. Elle créera bien sûr de nouveaux emplois, mais ils seront si sophistiqués qu’ils ne remplaceront jamais en quantité ceux qu’elle va supprimer. J’ai passé une licence de psycho quand j’étais gamin et j’ai fait passer moi-même des tests de QI à ChatGPT : il a plus de 150, ce qui le met au-dessus des 1 % les plus intelligents de la population humaine. On peut bien sûr critiquer ces tests, mais ils nous donnent quand même des indications…En fait, comme le suggérait votre première question, l’IA fait tellement peur qu’on met la tête dans le sable alors qu’il faut se réveiller ! Les patrons de la tech plaident pour le RUB (revenu universel de base) afin de calmer les gens que l’IA va mettre au chômage, mais ce serait une catastrophe. Sam Altman a financé une étude sur le sujet pendant deux ans en payant 2 000 dollars par mois des chômeurs à rester chez eux. Catastrophe ! Antidépresseurs, alcoolisme, suicides. Il faudra organiser la complémentarité partout où elle est possible et quand elle ne l’est pas, je propose dans mon livre de développer un service civique pour les adultes sur le modèle de celui que j’ai créé en France pour les jeunes…Pour les théoriciens décroissants, ce serait au contraire le paradis…Pour certains théoriciens de la décroissance, la fin du travail serait effectivement la meilleure nouvelle du millénaire. L’étude que je viens d’évoquer montre que c’est tout le contraire. Sans travail, on ne perd pas seulement l’insertion sociale, on risque aussi de perdre l’estime de soi car on ne progresse plus…Enfermer pour l’éternité un cerveau dans une noosphère ne serait pas une définition du paradis mais de l’enferRaphaël Enthoven, qui a passé son bac de philo face à ChatGPT, assurait l’année dernière qu’une intelligence artificielle ne pourra jamais rivaliser avec un humain dans le domaine de la philosophie. Vous êtes bien plus circonspect que lui. Pourquoi ?Raphaël, pour qui je n’ai qu’estime et amitié depuis plus de trente ans, affirme urbi et orbi deux idées que je ne partage pas : primo, il dit que la philosophie consiste à construire des problématiques et deuxièmement, que l’IA même dans dix mille ans sera toujours incapable d’en construire. Je pense exactement l’inverse, à savoir que la philosophie n’a aucun rapport avec la construction de problématiques et qu’en toute hypothèse, un SML (small language model) auquel on aurait fait avaler 1 000 dissertes de philo rédigées par des agrégés normaliens serait évidemment capable avec un peu de “training” de construire de superbes problématiques et même de passer l’agrégation.Cependant, la philosophie ne consiste pas à faire des dissertes en trois parties mais, chez tous les grands penseurs qui ont marqué son histoire, à répondre à trois questions fondamentales : celle de la connaissance (des différents types de vérité), celle des valeurs (morales, politiques, esthétiques) et enfin, comme son nom l’indique, celle de la sagesse (de la vie bonne en quelque sens qu’on l’entende). L’IA ne sera jamais philosophe, du moins tant qu’elle restera une IA faible car, comme je l’ai déjà suggéré, les LLM (grands modèles de langage) ne choisissent pas eux-mêmes leurs valeurs, ils sont “alignés” sur des codes philosophiques et éthiques. En quoi, in fine, la question que vous posez nous renvoie à celle du libre arbitre, c’est-à-dire à celle du choix libre des valeurs. Si j’étais spinoziste et que je tenais l’idée de libre arbitre pour “délirante”, j’en conclurais qu’il n’y aura bientôt plus aucune différence entre l’IA et l’humain. Pour un déterministe, en effet, nous sommes tout aussi “alignés” que les machines intelligentes, sur notre milieu social (Bourdieu), sur nos gènes (Changeux), sur notre histoire familiale (Freud), etc. C’est pourquoi je consacre dans mon livre un chapitre à la critique du déterminisme qui n’est en réalité qu’une idée métaphysique fumeuse, “non falsifiable” comme dit Popper…On confond souvent AGI (intelligence artificielle généraliste), qui semble inéluctable dans les années ou décennies à venir, et IA forte, c’est-à-dire une intelligence dotée de conscience. Pourquoi ne croyez-vous pas en cette dernière ?Je suis dans des groupes d’ingénieurs IA et presque tous croient qu’on parviendra à une IA forte, donc à des machines conscientes et dotées d’émotions, c’est-à-dire à une posthumanité qui sera immortelle puisqu’elle ne sera plus incarnée dans un corps biologique périssable. Ils y croient parce qu’ils sont spinozistes et matérialistes, donc déterministes, et que comme tels, ils pensent que nous ne sommes nous-mêmes déjà rien d’autre que des machines.Pour les raisons que je vous ai déjà indiquées, je n’en crois rien, car finalement, la différence entre l’humain et la machine ne porte pas sur l’intelligence mais sur le choix des valeurs. On peut être génial comme Heidegger et être nazi, intelligent comme Foucault ou Sartre et être maoïste ou grand admirateur de Khomeyni. Le choix des valeurs n’est pas affaire d’intelligence mais il suppose de la liberté et des affects ce que les machines n’auront jamais, du moins tant qu’elles ne seront pas hybridées avec du vivant, avec de l’humain…Quelles sont les différences entre transhumanisme et posthumanisme ? Et pourquoi vous moquez-vous de ceux qui, comme le milliardaire Marc Andreessen, rêvent d’atteindre l’immortalité à travers des intelligences numériques ?J’avais déjà précisé les choses dans mon livre La Révolution transhumaniste. Cette dernière ne vise qu’une chose, lutter contre la vieillesse, voire la “guérir” pour faire en sorte que l’on parvienne un jour à vivre 200 ans (ou plus…), jeune et en bonne santé. La reprogrammation cellulaire et les sénolytiques vont à coup sûr rendre la chose possible, tous les scientifiques qui travaillent sérieusement sur le sujet en sont convaincus, ce n’est qu’une question de temps.Le posthumaniste vise tout autre chose. Il cherche à fabriquer un double numérique, un jumeau digital de nous-mêmes qui pourrait vivre éternellement dans la noosphère de l’IA. Ceux qui y croient pensent comme Spinoza que si l’homme est mortel, il est néanmoins éternel comme “degré de puissance” dans l’entendement divin. La noosphère de l’IA joue pour les posthumanistes le même rôle que l’entendement divin de Spinoza. C’est en ce sens que Sam Altman a demandé qu’on télécharge son cerveau dans la noosphère quand il sera mort afin qu’il continue à y “vivre” éternellement. Je ne cesse de dire à mes amis qui partagent cet idéal que leur jumeau numérique n’est pas eux et que l’enfermer pour l’éternité dans une noosphère ne serait pas une définition du paradis mais de l’enfer…* IA, grand remplacement ou complémentarité ?, par Luc Ferry. L’Observatoire, 325 p., 23 €.



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Author : Thomas Mahler

Publish date : 2025-02-11 17:00:00

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Tags : L’Express

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