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Raphaël Doan : “Elon Musk jouera un rôle de premier plan dans l’histoire du XXIe siècle”

Le patron de Tesla et SpaceX, Elon Musk, lors d'un meeting de Donald Trump au Madison Square Garden de New York, le 27 octobre 2024

Depuis plusieurs mois, une petite musique se joue sur l’échiquier international : les pays du Vieux Continent, empêtrés dans de sempiternelles considérations éthiques, auraient décroché de la course à l’intelligence artificielle (IA). Un sentiment qui se renforce avec le coup d’envoi du projet américain Stargate à 500 milliards de dollars et l’annonce des performances du chinois DeepSeek. A la veille du forum international sur l’IA qui s’est ouvert à Paris ce lundi 10 février, Emmanuel Macron s’est ainsi empressé d’annoncer un investissement de 109 milliards de dollars “dans les prochaines années”.C’est la preuve que les lignes bougent, se réjouit Raphaël Doan, auteur de Si Rome n’avait pas chuté (Humensis), premier livre d’histoire écrit avec l’IA générative. Mais pour le cofondateur de Vestigia – un laboratoire qui explore les potentialités des nouvelles technologies pour l’histoire – les investissements seuls ne suffiront pas. Pour rivaliser avec leurs concurrents, c’est un véritable changement de paradigme que les Européens doivent amorcer. Entretien.L’Express : Vous l’écriviez sur X, le projet Stargate à 500 milliards de dollars annoncé par Donald Trump est deux fois plus important en termes d’investissements que le programme Apollo des années 1960. Emmanuel Macron a annoncé dimanche un investissement de 109 milliards d’euros. Est-ce suffisant pour rivaliser avec nos concurrents ?Raphaël Doan : Ces annonces vont dans le bon sens : c’est déjà un pas significatif, même si ce n’est pas encore assez pour se mettre à la hauteur des Etats-Unis. Si on pense en capacité énergétique allouée à la puissance de calcul, il faudrait probablement au moins trois fois plus d’investissements pour arriver à un niveau similaire, par rapport à notre PIB, d’ici 2030. Mais c’est bien de voir qu’il commence à y avoir une prise de conscience de l’importance des investissements dans les infrastructures pour rester dans la course. Et clairement, la France est en tête en Europe sur ce sujet.Concernant Stargate, les doutes persistent : les Etats-Unis parviendront-ils à mobiliser autant d’argent ? Elon Musk penche plutôt pour la négative. Qu’importe. Même s’ils n’arrivent pas aux 500 milliards, ils sont dans les ordres de grandeur nécessaires pour couvrir le coût des infrastructures, d’opérations, d’énergie, etc. Les Américains se placent dans une logique de course à l’espace type guerre froide et au-delà.Comment se fait-il que le chinois DeepSeek soit parvenu à créer un équivalent de ChatGPT et du chat de Mistral avec des moyens bien inférieurs ?Que DeepSeek ait réalisé un entraînement de son modèle avec seulement quelques millions de dollars ne veut pas dire pas qu’il n’a pas effectué une batterie de tests en amont. En outre, faire fonctionner le modèle tout en supportant l’afflux d’utilisateurs exige une immense puissance de calcul et de nombreux processeurs graphiques (GPU). Les capacités de DeepSeek sont en ce sens bien plus importantes que celles de Mistral. Mais tout n’est pas perdu. Il faudrait commencer par arrêter de saupoudrer les financements sur plein de petits projets. Qu’elles proviennent de l’Etat ou des grosses fortunes françaises – Bernard Arnault, Xavier Niel, etc. – toutes nos ressources doivent être concentrées sur Mistral, qui demeure, à ce jour, le principal acteur européen dans ce secteur.Pourquoi l’Europe peine-t-elle à faire émerger des mastodontes de la tech ?L’absence de marchés de capitaux européens et de fonds de pension est un vrai sujet. Tant qu’ils n’existeront pas, les start-up européennes ne monteront pas en gamme et ce sera aux gouvernements d’essayer de réunir l’argent nécessaire. Mais l’heure n’est plus au diagnostic, qui a déjà été fait depuis longtemps. Il s’agirait de passer aux actes, ce qui demande évidemment aux Etats membres de l’UE de se coordonner.Au-delà de cette question, j’espère que ce constat ne trouve pas sa source dans un problème de mentalité. Les Européens sont-ils plus frileux à l’idée de prendre des risques ? Sont-ils moins innovants ? Si les réponses à ces questions sont oui, alors, c’est beaucoup plus déprimant parce qu’il est bien plus difficile de changer une mentalité que de construire un système de marchés de capitaux en Europe.L’excès de normes n’est-il pas une autre raison de ce constat ?Il s’agit sans doute d’un obstacle majeur pour de nombreux entrepreneurs. A force de trop réguler, l’Europe risque de se tirer une balle dans le pied. Les institutions ont cette tendance naturelle à accumuler réglementation, traditions et coutumes, ce qui finit par brouiller la vision d’ensemble. On perd de vue l’objectif initial et on oublie souvent pourquoi telle ou telle règle a été instaurée. Mais je reste optimiste. L’histoire européenne fonctionne un peu comme un moteur à réaction, où, régulièrement, on balaie tout pour repartir de zéro. La Renaissance, puis la Révolution française en sont des exemples marquants. Les révolutionnaires ont renversé les structures sociales et économiques de l’Ancien Régime en lançant la révolution libérale, amorcée par la loi Le Chapelier et le décret d’Allarde. Un sentiment similaire de surcharge a resurgi en 1958. En élaborant la constitution de la Ve République, de Gaulle voulait repartir de zéro.Aujourd’hui, je pense que la coupe est à nouveau pleine. Que ce soit au niveau français ou européen. Et c’est là que l’exemple d’Elon Musk peut nous être utile. Dans chacun de ses projets, il part non pas de ce qui a déjà été accompli, mais des principes fondamentaux. Prenez la fusée : plutôt que de suivre un manuel ou un plan préexistant, il analyse les matériaux de base, les composants essentiels, et conçoit un objet totalement neuf à partir de zéro.Un Elon Musk européen aurait-il la latitude d’émerger demain ou justement, ce trop-plein de réglementations l’en empêcherait-il ?Ce n’est pas impossible. Avoir un SpaceX européen, par exemple, n’est pas hors de portée. Mais l’excès de réglementation constitue un frein majeur. Il y a aussi la question de la mentalité, dont nous avons parlé. Les Américains, contrairement aux Européens, ne redoutent pas l’échec ; au contraire, ils le considèrent comme faisant partie intégrante du processus de création.Ce qui me désole, c’est qu’au lieu de s’inspirer d’Elon Musk et de sa méthode qui, jusqu’à présent, a fait ses preuves, on préfère commenter ses échecs et se moquer de sa personnalité subversive. Ce n’est pas ainsi que nous rivaliserons avec les Américains. Je m’interroge : peut-on développer une mentalité comme celle de Musk en étant né et ayant grandi en France ? Sommes-nous réellement encouragés à penser de cette manière ? Je n’en suis pas certain.L’Italie prévoit de travailler avec une des entreprises d’Elon Musk pour la fourniture d’un accès sécurisé à Internet via le système Starlink. De façon générale, Giorgia Meloni entretient de très bonnes relations avec le patron de Tesla et SpaceX, tandis qu’Emmanuel Macron semble plutôt prendre ses distances. Ne commet-il pas une erreur en adoptant cette posture, ou a-t-il raison de rester prudent face à l’influence grandissante d’Elon Musk ?Je ne crois pas qu’une alliance avec Musk soit décisive. En revanche, le traiter avec mépris, comme le fait une partie de la classe politique et de la presse, est idiot. Qu’on l’apprécie ou non sur le plan idéologique, Elon Musk est un génie qui jouera sans nul doute un rôle de premier plan dans l’histoire du XXIe siècle. On parle tout de même de l’homme qui a relancé la conquête spatiale ! Il porte en lui des ambitions gigantesques, et nourrit sa vision d’une mentalité de premier principe [NDLR : fait de décomposer des concepts, des problèmes ou des croyances complexes en leurs éléments fondamentaux] qui permet de les concrétiser. Il doit en ce sens être une source d’inspiration pour nous, Européens.Au Royaume-Uni, la reconnaissance faciale est utilisée à la fois par les acteurs publics et privés et semble avoir fait ses preuves. Au sein de l’UE, son interdiction a été confirmée par l’IA Act, entré en vigueur au printemps dernier. Que traduit cette mentalité fondée avant tout sur le principe de précaution, qui consiste à interdire l’utilisation d’une technologie qui pourrait être une des nombreuses réponses à une problématique majeure, l’insécurité ?Lorsqu’il s’agit d’innovation, les Européens ont tendance à se concentrer d’abord sur les potentiels risques avant d’explorer les bénéfices, ce qui est, à mon avis, totalement contre-productif. L’Europe a été le berceau de l’idée selon laquelle la science et la technologie doivent être au service de la résolution des problèmes. Prenons Descartes : lui qui voyait la médecine comme un moyen de guérir les maux il serait sans doute aujourd’hui un transhumaniste, ou même un techno-solutionniste tel qu’on le définit aujourd’hui. Il n’aurait pas non plus été écologiste puisqu’il était persuadé que la technologie permettrait de dominer la nature. Nous avons complètement abandonné cette vision progressiste au profit du principe de précaution, qui n’a émergé que bien plus tard dans l’histoire européenne.Comment expliquer ce retour en arrière ?Il y a de fortes chances que cette mentalité soit une réaction aux deux guerres mondiales. Les progrès techniques et technologiques observés pendant ces périodes sont souvent associés aux pertes humaines colossales. Il est compréhensible qu’un tel traumatisme engendre ce réflexe de craindre le pire dès qu’il s’agit de progrès technologiques. Cependant, cette approche ne permet pas de tirer la bonne leçon de ces conflits. Ce ne sont pas les avancées techniques de cette période qui ont causé la mort de millions de juifs, mais bien les nazis.Ce genre réflexion peut également s’appliquer à Internet. Les réseaux sociaux sont-ils dangereux en eux-mêmes, ou est-ce l’usage qui en est fait ?Les réseaux sociaux sont une porte ouverte sur le monde, offrant un accès à une multitude de ressources auxquelles nous n’aurions pas accès autrement. J’utilise X quotidiennement pour mon travail, tout comme l’IA. Il est important de comprendre qu’il existe deux types de technologies : celles qui apportent un véritable surcroît de puissance, et les autres. Prenons l’exemple de la GPA, qui relève avant tout d’une question philosophique. Si elle est légalisée et que certains choisissent d’en bénéficier, cela ne prive en rien ceux qui décident de ne pas y recourir. En revanche, si certains pays autorisent la sélection génétique des embryons pour choisir les plus intelligents, d’autres pays finiront par être contraints de suivre cette voie, sous peine d’être relégués à l’arrière-cour de l’échiquier international.Pour l’heure, l’implant cérébral est encore loin d’être généralisé et son utilisation reste circonscrite au soin. Néanmoins, Elon Musk espère pouvoir à terme s’en servir pour augmenter les capacités cognitives. S’il y parvient, l’Europe sera-t-elle contrainte de suivre si elle ne veut pas drastiquement perdre en compétitivité ?Je suis convaincu qu’il n’y a pas vraiment de limites à ce que l’humanité peut accomplir, que ce soit en termes de maîtrise du monde ou de transformation de son propre corps. Il est donc essentiel de s’y préparer.Cela dit, je pense que nous avons encore du temps devant nous. D’abord, il y aura une phase prolongée où ces technologies seront utilisées à des fins purement thérapeutiques : guérir les paralysés, restaurer la vue chez les aveugles, traiter des maladies comme Alzheimer, etc. Ensuite, viendra probablement une étape où l’on envisagera l’augmentation humaine, mais principalement pour des applications comme contrôler un ordinateur par la pensée, plutôt que pour augmenter l’intelligence. Ce n’est qu’ultérieurement que l’augmentation véritablement profonde surviendra, permettant d’améliorer la mémoire, de gagner en rapidité dans l’exécution de certaines tâches, d’accroître la concentration, et ainsi de suite.Dans son rapport publié en septembre 2024, Mario Draghi appelle le Vieux Continent à libérer son “potentiel d’innovation”, et alerte sur le fait que l’Europe est en train de rater la révolution de l’IA après avoir raté celle d’Internet dans les années 1990. Risque-t-elle de passer à côté de celle de l’interface cerveau-machine ?Il y a très peu de logique de puissance chez les gouvernants européens aujourd’hui. Plutôt que de s’attarder sur les considérations éthiques et morales des avancées technologiques, il serait plus pertinent de les évaluer en fonction de leur utilité et de leur impact concret. Dans les années 1950, lors du développement de la bombe atomique, on ne se perdait pas en débats interminables – et c’était sans doute une bonne chose.Soit les politiques ne comprennent pas encore l’ampleur et l’importance de ces questions – beaucoup d’entre eux n’ont jamais utilisé ChatGPT – soit ils ne s’en saisissent pas de crainte d’apparaître aux yeux d’une partie de l’électorat trop déconnectés du quotidien des Français. Prendre à bras-le-corps l’enjeu que constitue l’IA implique d’arrêter d’investir dans certains domaines pour se consacrer massivement à son développement. Face à des décisions aussi lourdes, et qui surtout, pourraient plus tard leur être reprochées, beaucoup ont la main qui tremble.Les Etats autoritaires avancent-ils plus vite dans certains domaines grâce à une régulation moins contraignante, comme la Chine avec la reconnaissance faciale ?Au IIIe siècle avant Jésus-Christ, Platon expliquait que le tyran, passant son temps à surveiller ses ennemis et rebelles potentiels, à entretenir un climat de terreur, à maintenir ses citoyens dans l’inaction, et à détourner les ressources, perdait considérablement en productivité. C’est ce qui se passe avec la Russie de Poutine et la Chine de Xi Jinping. Ainsi, aussi paradoxal que cela puisse paraître, les démocraties ont, dans l’Histoire, toujours été plus efficaces que les régimes autoritaires. Encore faut-il qu’il s’agisse de “vraie” démocratie où le pouvoir politique prime sur les autres.En France, et plus largement en Europe, on a cette idée que la stabilité de la règle est plus importante que l’action discrétionnaire. Cette philosophie vient d’un refus de l’arbitraire, qui est, à dose homéopathique, une bonne chose, mais qui, hélas, a été poussée à l’extrême avec cette obsession de dresser des contre-pouvoirs qui ont fini par vider de sa puissance d’action le pouvoir politique. Les gouvernements aujourd’hui n’ont pas les moyens d’agir par rapport à ce qu’ils promettent à leurs électeurs et à ce que les électeurs attendent d’eux. Raison pour laquelle autant de gens sont séduits par Donald Trump, qui n’hésite pas à utiliser ses pouvoirs pour appliquer ce pour quoi une majorité d’Américains l’ont élu.Si les investissements français en direction de l’IA sont éparpillés plutôt que concentrés sur un projet ambitieux, c’est en grande partie à cause d’un cadre réglementaire qui impose une forme d’égalisation. L’idée est de ne favoriser personne en particulier, ce qui complique la possibilité d’injecter massivement des fonds dans une entreprise comme Mistral AI, notamment pour des raisons de concurrence. On pourrait envisager un modèle où l’on assume ouvertement le soutien à une entreprise spécifique, en justifiant ce choix par des raisons géopolitiques ou purement économiques.Toutes ces considérations éthiques ne servent-elles pas aussi, parfois, à esquiver la nécessité d’en faire davantage en matière d’IA ?Il y a clairement un peu de cela. Mais plus nous prenons de retard, plus les autres avancent sans nous. Cela dit, on perçoit déjà des évolutions en Europe. Même le Premier ministre polonais Donald Tusk, par exemple, a récemment affirmé qu’il fallait “sortir de l’ère de la régulation”. Les lignes commencent à bouger.



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Author : Ambre Xerri

Publish date : 2025-02-11 05:30:00

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