Pour un conclave, il fallait bien une chapelle Sixtine. C’est non loin de l’Ecole militaire, en plein cœur de Paris, dans un immeuble qui abrita autrefois le ministère des Postes et celui de la Marine marchande, que les représentants du patronat et des principaux syndicats vont plancher pendant plus de trois mois sur l’avenir des retraites. Avec un livret de messe rédigé par François Bayrou : trouver des pistes pour améliorer la réforme de 2023 sans dégrader davantage les comptes du régime.Rue de Ségur, donc, chacun a son bureau. Jean-Jacques Marette, l’homme nommé par Matignon pour encadrer les débats, sera accompagné de deux hauts fonctionnaires, l’un de l’Inspection générale des affaires sociales et l’autre de l’Inspection générale des finances. Une équipe restreinte, façon commando. “On a eu le village olympique, là c’est le village des retraites”, plaisante Yvan Ricordeau, le négociateur de la CFDT. Jamais une négociation sociale ne se sera déroulée dans un tel cadre.La consigne a été donnée à tous les participants : pas de ligne rouge, pas de tabou non plus. Le premier écueil sera de mettre tout le monde d’accord sur la photographie de départ. Le rapport flash, une trentaine de pages tout au plus, commandé par le Premier ministre à la Cour des comptes, doit baliser le terrain. “C’est une étape capitale. On ne peut pas commencer à réparer la machine si on n’est pas au clair sur ce qui cloche”, poursuit un autre négociateur. Les termes de l’équation sont connus mais certains responsables ont eu, par le passé, une lecture très personnelle de la vérité. Avant le verdict des sages de la Rue Cambon, attendu le 19 février, L’Express pose tous les chiffres sur la table, en s’appuyant sur les données statistiques de l’Insee, de la Commission européenne, de l’OCDE, du Conseil d’orientation des retraites (COR) ou encore de la Drees, le service d’études du ministère du Travail.1 – Un système plus coûteux que chez nos voisins européensC’est un montant presque rond. Astronomique : 400 milliards d’euros. Voilà l’enveloppe des prestations de retraites, tous régimes confondus, qui devrait être versée cette année. Une somme qui représente peu ou prou l’ensemble des dépenses de l’Etat – éducation, justice, santé, police, recherche… – réunies. “A ce niveau-là, cela mérite qu’on s’y penche un peu”, plaisante à moitié l’un des participants au conclave qui réunit les partenaires sociaux. En France, l’hystérie qui entoure le sujet est à la hauteur de cet Everest financier.Les retraites pèsent, à elles seules, 13,4 % du PIB, pas loin du double de la moyenne des pays de l’OCDE, et 3 points de plus qu’en Allemagne. Seule l’Italie fait pire. Surtout, elles constituent le premier poste de dépenses publiques dans l’Hexagone. Certes, chez bon nombre de nos voisins européens, les ménages cotisent aussi à des régimes de retraite privés. “Mais même en ajoutant les pensions publiques et privées, la France reste au deuxième rang des grands pays développés qui dépense le plus pour les retraités”, observe le spécialiste des finances publiques François Ecalle, fondateur du site Fipeco.Problème : cette singularité ne s’explique pas par la démographie. “Le poids des retraites publiques rapporté au PIB en France tient surtout à la faiblesse du taux d’emploi des personnes de 60 à 64 ans, qui se traduit par un âge de départ en retraite plus précoce qu’ailleurs”, conclut François Ecalle. L’emploi des seniors, un chantier crucial, est l’une des failles du modèle français.2 – Un poids disproportionné dans les dépenses socialesIl y a six ans, en pleine crise des gilets jaunes, une question hantait les ronds-points : à quoi servent nos impôts ? Une interrogation d’autant plus aiguë que la pression fiscale en France est l’une des plus élevée au monde. La réponse permet de balayer certaines idées fausses – “l’éducation engloutit des sommes folles !” ou “les chômeurs coûtent trop cher !” – mais révèle aussi l’hypertrophie des dépenses publiques fléchées vers les retraites. Sur 1 000 euros d’impôts tombés dans les caisses de l’Etat en 2023, 562 euros ont servi à financer la protection sociale, d’après les calculs de la direction générale du Trésor. Parmi elles, 248 euros ont été absorbés par les retraites et 208 euros par le système de santé. Les allocations chômage n’ont aspiré que 29 euros et les aides au logement 14 euros.Sur 1000 euros d’impôts payés par un contribuable français, environ un quart est destiné aux dépenses de retraites.”La prédominance des dépenses sociales, et notamment de retraite, se fait au détriment d’investissements plus productifs”, déplore Joceran Gouy-Waz, auteur d’une note pour la Fondation Jean-Jaurès. Ainsi, toujours sur ces 1 000 euros d’impôts collectés, 90 euros vont à l’éducation, 31 euros à la défense, 22 euros à la recherche et 4 euros seulement à la justice. Une distorsion qui “empêche la France d’engager les investissements nécessaires au redressement de la croissance ou à la transition écologique et, ce faisant, prive la société de sa capacité de projection dans l’avenir”, conclut le chercheur.3 – Des prélèvements très lourds sur les salairesC’est l’un des fondamentaux du système de retraite par répartition tel qu’il a été imaginé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : une solidarité intergénérationnelle fondée sur des cotisations qui frappent quasi exclusivement les revenus du travail. Des cotisations versées à la fois par les entreprises – ce qui alourdit le coût du travail – mais aussi par les ménages, grevant de fait leur pouvoir d’achat. Problème : compte tenu du vieillissement de la population, d’un départ à la retraite plus précoce qu’ailleurs et de la générosité du système, les prélèvements pèsent lourd.D’après les calculs de l’OCDE, le taux de cotisation pour la retraite des salariés du privé représente un peu plus de 27 % du salaire brut en France. L’un des plus hauts niveaux des pays développés. A l’autre bout du spectre, aux Etats-Unis, ce taux de cotisation atteint 1,6 % seulement. Au fil des décennies, pour lutter contre le chômage de masse et regagner en compétitivité, les gouvernements successifs ont baissé les charges patronales sur les plus bas salaires. Une politique aux effets pervers, aujourd’hui dénoncés par de nombreux économistes. Non seulement cette stratégie a écrasé les salaires vers le bas de l’échelle, les entreprises n’étant guère incitées à relever les rémunérations au-delà d’un certain seuil, mais elle a aussi privé le régime par répartition de recettes pour financer les pensions. Un casse-tête.4 – Moins de cotisants pour plus de retraitésNon, en France, on ne cotise pas pour sa propre retraite. Mais pour celle des retraités en place. C’est la règle de base du système par répartition : les cotisations versées par les actifs servent à payer les pensions en cours. Rien à voir, donc, avec un système d’assurance privée. Si le ratio entre le nombre d‘actifs et de retraités a assuré la pérennité du système jusqu’à la fin des Trente Glorieuses, le vieillissement de la population depuis les années 1980 a structurellement plombé son financement.Un constat déjà épinglé dans le Livre blanc sur l’avenir des retraites remis au Premier ministre de l’époque, Michel Rocard… en 1991. La France comptait 3,5 actifs pour 1 retraité au début des années 1970. Elle n’en a plus que 1,3 en moyenne aujourd’hui. Le ratio est encore plus déséquilibré dans la fonction publique. Un gros grain de sable qui doit inciter à trouver de nouvelles sources de recettes.5 – Un régime de base structurellement déséquilibréLa prévision est un art difficile surtout quand il concerne l’avenir, ironisait Pierre Dac. Davantage encore en matière de retraite, tant les hypothèses choisies sur la croissance, le taux de chômage, la productivité ou la démographie peuvent impacter les projections. Difficile, dans ces conditions, de partager un diagnostic. C’est le péché originel du Conseil d’orientation des retraites, le COR. Pendant des années, ce cénacle a voulu trop bien faire en multipliant les scénarios – plus d’une dizaine ! – sur l’évolution du solde du système jusqu’en 2070, noyant au passage les messages puisque tout le monde pouvait trouver un chiffre à son goût.L’an passé, pour la première fois depuis 2007, le COR a simplifié sa copie. Mais la polémique sur la viabilité de ses projections a laissé des traces. Il a néanmoins délivré un message fort, que reprendra sans doute la Cour des comptes : en 2024, et malgré la réforme des retraites de 2023, le déficit de l’ensemble des systèmes – régime de base et complémentaires – s’est hissé à un peu plus de 6 milliards d’euros, soit 0,2 % du PIB. Surtout, il devrait rester structurellement dans le rouge à moyen terme, pour atteindre 0,8 % du PIB d’ici cinquante ans. Avec un point noir : le régime de base des salariés du privé resterait largement déficitaire. Et une polémique : l’équilibre supposé de celui des fonctionnaires n’est dû qu’à des subventions de l’Etat. Un débat rouvert par le Premier ministre mais dont les organisations syndicales ne veulent pas entendre parler.6 – Les Français partent plus tard… mais plus tôt qu’ailleurs en EuropeUn totem plus qu’une boussole, voilà ce qu’est l’âge de la retraite en France. En témoigne l’opposition féroce des syndicats et d’une bonne partie de l’opinion publique contre le report de 62 à 64 ans de l’âge légal décidé en 2023. Pourtant, à la suite des multiples réformes augmentant le nombre d’annuités nécessaires pour bénéficier d’une pension à taux plein, les Français “liquident” aujourd’hui leurs droits de plus en plus tard. L’âge effectif de départ en retraite est même supérieur aux fameux 62 ans. En moyenne, il était de 62,3 ans pour les hommes et de 63 ans pour les femmes en 2022, d’après le dernier rapport de la Drees.Concrètement, les Français travaillent quasiment deux ans de plus qu’au début des années 2010. Mais ils partent aussi deux ans plus tôt que les Allemands et les Italiens. En Europe, seul le Luxembourg affiche un âge effectif de départ à la retraite plus bas qu’en France. Derrière l’enjeu de travailler plus longtemps, il y a aussi celui du chômage des seniors, qui reste très supérieur en France à celui de nos voisins européens. Avec une conséquence financière : ce que les comptes sociaux gagnent en repoussant l’âge de départ à la retraite, ils le perdent, en partie, en versant des allocations chômage à des salariés qui peinent à retrouver un emploi au-delà de 58 ans…7 – Des pensions plutôt généreusesLe tableau est nuancé. Certes, le taux de remplacement, c’est-à-dire le montant de la pension relativement au dernier salaire, est plus élevé en France que dans la plupart des grands pays développés. Il s’élève à près de 72 % dans l’Hexagone, soit 10 points de plus que la moyenne des pays de l’OCDE. A titre de comparaison, en Allemagne, le montant de la retraite au moment du départ atteint tout juste 55 % du dernier bulletin de paie. Un ratio qui tombe même à 44 % au Canada et à 33 % seulement en Australie, dont les régimes complémentaires facultatifs permettent de compenser la perte de revenu. Le modèle français apparaît donc plus généreux. Pour autant, ce fameux taux de remplacement s’est érodé au cours des dernières décennies en France. Quant au montant moyen de la pension des nouveaux retraités, il s’établissait à 1 542 euros par mois en 2022. Une baisse de 10 % en termes réels depuis 2016.8 – Le niveau de vie moyen des retraités est appréciableSujet radioactif : les retraités sont-ils les privilégiés du modèle français ? C’est en France, et en Italie, que le niveau de vie moyen des retraités rapporté au reste de la population est le plus élevé. Quant à leur taux de pauvreté, il atteint 10,1 %, contre 14 % pour l’ensemble des Français. “Toutes les réformes visant à combler le déficit du régime des retraites depuis 1993 ont touché principalement les actifs, jamais les retraités. Les arbitrages récents vont dans le même sens : les pensions de base ont été revalorisées à quatre reprises à hauteur de l’inflation depuis 2022, sans aucune condition de revenus et malgré un contexte budgétaire très contraint”, pointe Joceran Gouy-Waz, de la Fondation Jean-Jaurès.Sans doute faut-il y voir un lien avec leur poids dans les urnes : les plus de 60 ans représentent désormais plus de 35 % du corps électoral et ils votent de manière plus régulière que le reste de la population. Rares sont les politiques à oser s’aventurer sur ce terrain. Récemment, Astrid Panosyan-Bouvet, la ministre du Travail, a suggéré que les retraités dont les revenus sont supérieurs à 2 000 euros par mois pourraient contribuer au redressement des finances publiques. Indignation générale, quel que soit le bord politique. Par ailleurs, les 10 % d’abattement forfaitaire sur l’impôt sur le revenu dont bénéficient les retraités coûtent à l’Etat 4,5 milliards d’euros par an. C’est la troisième plus grosse niche fiscale.9 – Une retraite plus longue en FranceEvidemment, il faut s’en réjouir : l’espérance de vie en bonne santé a nettement augmenté au cours des dernières décennies, même si elle a tendance à stagner depuis peu. Mécaniquement, le nombre d’années passées à la retraite a progressé également. L’espérance de vie à la retraite atteint désormais un peu plus de 23 ans pour un homme en France, contre 18,4 ans en moyenne dans le reste des pays développés.Sauf que cette “troisième vie” après le travail coûte cher aux finances publiques. D’où l’idée d’établir un lien presque automatique entre les gains d’espérance de vie d’une génération et son âge de liquidation des droits. C’est déjà le cas aux Pays-Bas, en Italie, en Grèce et en Suède. Le sujet avait été abordé en 2017, au moment du projet de bascule vers un régime à points. Lequel a été enterré au début du Covid.10 – L’Agirc-Arrco, un système bien géréEt si les partenaires sociaux avaient la solution ? Alors que François Bayrou leur a redonné la main pour amender la réforme de 2023, tous brandissent le bilan plutôt flatteur du régime de retraite complémentaire qu’ils pilotent. L’Agirc-Arrco est le deuxième pilier du système de retraite des salariés du privé, avec des versements qui atteignent en moyenne près du tiers du total des pensions versées. Un régime dont les comptes sont dans le vert, avec un excédent de près de 6 milliards d’euros en 2023, d’après les derniers résultats publiés par l’organisme.Agirc-Arcco : un régime de retraite excédentaire.Si, au niveau national, les représentants du patronat et des syndicats sont souvent pris dans la tourmente des batailles politiciennes, à l’Agirc-Arrco, ils sont parvenus à s’entendre quand le régime a flanché, au début des années 2010. Après la grande crise des dettes souveraines en Europe, le chômage bondit et les comptes virent au rouge. En 2013, le déficit du régime complémentaire tutoie les 6 milliards d’euros. En l’absence de réformes, les gestionnaires anticipent même une quasi-disparition des réserves d’ici la fin de la décennie. Les discussions entre partenaires sociaux sont rudes mais ils s’entendent finalement sur un plan drastique pour redresser les comptes. Un cocktail de mesures mêlant hausse des cotisations, désindexation des pensions et baisse de la valeur du point. Cinq ans après, le régime Agirc-Arrco redevient excédentaire.Le conclave voulu par François Bayrou accouchera-t-il d’un nouveau consensus ? Ironie de l’histoire, Jean-Jacques Marette, l’envoyé spécial de Matignon, a justement dirigé l’Agirc-Arrco entre 1997 et 2015. Un signe du destin ?
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Author : Béatrice Mathieu
Publish date : 2025-02-11 15:58:15
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