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Les technologies sont devenues de nouveaux “oppresseurs” en puissance, par Marcel Kuntz

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En ces temps troubles, il nous faut urgemment comprendre les raisons du désarmement moral de l’Europe et des paralysies qui la minent. Nous avons basculé insidieusement, disons depuis une trentaine d’années, d’un mode de pensée “moderne”, inspiré des Lumières, vers une conception que j’appelle, avec d’autres, “postmoderne”. Notre regard critique porté, légitimement, sur les drames du XXe siècle (guerres mondiales, totalitarismes), que les Lumières n’ont pas empêchés, nous a amené à un excès inverse : nous devrions, nous Européens, être désormais en état de repentance permanent et renoncer à toute puissance potentiellement belliqueuse, en faisant de quelques grands principes les seuls textes sacrés qu’il nous reste (démocratie, état de droit, droits de l’homme…). De plus, notre appréciation, autrefois majoritairement enthousiaste, des technologies a également profondément changé. Là aussi, nous pensons les maîtriser par des grands principes…Un auteur peu lu, mais qui illustre ce regard critique basé sur les drames du siècle dernier, est Günther Anders (1902-1992), un philosophe de la technique. Pour lui, “Hiroshima est partout” et se rattache indissociablement à “Auschwitz”. Pour Anders, à la suite de ces évènements permis par la technique, les “éthiques religieuses et philosophiques qui furent jusqu’ici en vigueur sont devenues toutes, sans exception, obsolètes”. L’une des racines la moins souvent évoquée de l’idéologie postmoderne est précisément sa perception de la technique, telle qu’Anders l’exprime.En fait, les critiques, sociales ou anthropologiques, de la technique ont toujours existé, avant notre ère postmoderne. Je cite les principales dans mon dernier ouvrage (De la déconstruction au wokisme. La science menacée). Par exemple Henri Bergson dans Les deux sources de la morale et de la religion en 1932, où il critique le machinisme qui réduit “l’ouvrier à l’état de machine”. Sa critique est cependant ancrée dans la modernité : la technique peut être utilisée bien ou mal. Bergson écrit : la mécanique “ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel”. Chez ces auteurs “modernes”, la technique est vue comme l’objectivation, principalement neutre, de la volonté humaine (“un moyen mis en œuvre en vue d’une fin”).Au contraire, pour les auteurs postmodernes “technocritiques”, souvent influencés par Martin Heidegger pour qui la science est au service de la technique et non l’inverse, et qui avait rejeté l’idée de la neutralité de la technique, il n’est plus question de considérer la technique comme un ensemble de moyens que l’homme peut utiliser bien ou mal selon ses intentions. L’arraisonnement techniciste de la nature arraisonnerait l’homme lui-même. Cette conception se retrouve dans diverses idéologies, comme l’écologisme, le “retour à la terre”, etc. Il serait impossible de renoncer au cours de la technique, comme si elle était dans un processus historique, initié par l’Homme, mais hors de contrôle de sa volonté.”Domination”Il m’a semblé également important de citer dans mon livre Herbert Marcuse, pour qui a technique n’est pas neutre et impose des finalités : “Ce n’est pas après coup seulement, et de l’extérieur, que sont imposés à la technique certaines finalités et certains intérêts appartenant en propre à la domination. Ces finalités et ces intérêts entrent déjà dans la constitution de l’appareil technique lui-même”.Le concept qui apparaît ici est celui de “domination” : est “domination” sur la nature et les hommes non pas simplement l’utilisation de la technique, mais la technique elle-même. Cette idée de domination est bien sûr inspirée du marxisme : le capitalisme ne peut être qu’”exploitation des travailleurs”. Aujourd’hui, les “travailleurs” et leur condition sociale n’intéressent plus guère la gauche postmoderne et son avatar wokiste : la domination à dénoncer est celle qui s’exercerait sur les minorités, les femmes et la nature. Il ne s’agit plus de prôner l’”appropriation collective des moyens de production” (marxiste), mais de détruire ces moyens et, au-delà, toute la civilisation occidentale doit être “déconstruite”.La pensée postmoderne a également imposé une lecture erronée de la célèbre phrase de Descartes dans le Discours de la méthode, qui recommandait aux hommes de devenir “comme maîtres et possesseurs de la nature”, en omettant la finalité : “mais principalement aussi pour la conservation de la santé”.Les écologistes politiques ne sont pas postmodernes par hasard : leurs références intellectuelles se trouvent dans les auteurs “technocritiques”. Cela les amène naturellement, si j’ose dire, au wokisme le plus fanatique (les maires écologistes et l’inénarrable Sandrine Rousseau en témoignent…). En fait, l’écologisme est l’un des constituants inséparables (pseudo-scientifique) de cette idéologie postmoderne. On peut même se demander si cette dernière aurait pu prendre de telles proportions chez les “élites” et une large part du spectre politique en Europe sans l’écologisme.Je propose de dater l’origine de l’idéologie postmoderne en 1962, année de la publication du livre Silent Spring de Rachel Carson (à quelques années de la parution des œuvres majeures de Günther Anders). Cet ouvrage initia le combat contre les pesticides et plus largement contre la chimie. L’idée de progrès est dès lors remise en cause, et peu à peu, l’”écologie” a gagné la bataille des idées, jusqu’à l’hégémonie culturelle (selon les préceptes d’Antonio Gramsci). L’homme est coupable de détruire la nature par la technique. Il est ensuite devenu coupable de tout (s’il est un mâle blanc…).Sans-tragiqueTout n’est évidemment pas faux dans les critiques sur l’utilisation des techniques, tant s’en faut. Le problème est qu’une utilisation raisonnée et raisonnable d’une technologie n’est plus envisageable lorsqu’elle a été mise en accusation par l’écologie politique et ses organisations franchisées. Ni aucune évaluation au cas par cas. Les dossiers du nucléaire civil, des OGM ou encore du glyphosate en témoignent. Sauf bien sûr en cas de retour du réel, comme récemment pour le nucléaire. L’écologisme reste cependant une machine redoutable contre les technologies et les entreprises qui les mettent sur le marché. Ces dernières, si elles ne se soumettent pas, doivent être détruites.Si cette idéologie “écologiste” a pris une telle ampleur, c’est bien qu’elle est entrée en résonance avec une aspiration au sans-tragique, à la suite des guerres et totalitarismes du XXe siècle, et avec notre culpabilité occidentale. L’écologie politique a étendu cette aspiration au sans-tragique aux risques technologiques. Les technologies, du moins celles ciblées par l’écologie politique, sont devenues comme de nouveaux oppresseurs en puissance, pour l’environnement et la santé. De nouveaux grands principes ont été inventés, dont le principe de précaution, pour y remédier.Les problèmes que nous avons désormais à résoudre sont les dérives paralysantes, pour ne pas dire suicidaires, de nos grands principes : dont le principe de précaution devenu “précautionnisme” ou principe d’inaction, qui empêche une approche raisonnée de certaines technologies. Produit de la même idéologie, la sacralisation de l’”état de droit” semble bien souvent brider l’action des gouvernements et des parlements (alors que c’est leurs rôles que de faire évoluer le droit de manière raisonnée, quand l’intérêt du pays le demande).* Marcel Kuntz est directeur de recherche au CNRS et auteur de “De la déconstruction au wokisme. La science menacée” (VA Editions).



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Publish date : 2023-11-18 09:00:00

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