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Anne Bouillon : “Il faut admettre l’idée que le viol est le crime de l’ordinaire et ne plus se voiler la face”

Anne Bouillon : “Il faut admettre l’idée que le viol est le crime de l’ordinaire et ne plus se voiler la face”



Depuis plus de vingt ans, Anne Bouillon reçoit dans son cabinet des femmes meurtries par la violence des hommes. Au premier abord, tout les sépare, elles n’ont rien en commun, si ce n’est d’avoir “l’espace d’un instant ou pendant toute une vie, fait l’expérience de la domination des hommes”, écrit l’avocate qui vient de publier le passionnant Affaire de femmes aux Éditions Iconoclaste. Dans cet ouvrage au ton juste et à l’écriture incisive, elle évoque sans détour son expérience judiciaire, relate les tranches de vie bouleversantes des femmes qu’elle a défendues tout au long de sa carrière, décrypte “les mécanismes de domination qui aliènent” et propose aussi “des pistes de sortie en interpellant la place du droit et de la justice”. Entretien.

À quel point le sexisme de l’institution judiciaire nuit-il aux victimes de violences sexuelles ?

Je serais tentée de mettre votre question au passé car les choses ont évolué, depuis #MeToo notamment. Là où le sexisme était la règle, il est devenu l’exception. Une mue importante a été opérée auprès des professionnel·les. Il y a eu des figures de proue à l’image de Gwenola Joly-Coz, la présidente de la cour d’appel de Poitiers, qui a fait bouger l’institution judiciaire avec ses travaux sur la lutte contre les violences faites aux femmes. Pendant des années, j’ai dû défendre des femmes contre leurs agresseurs mais aussi contre l’institution judiciaire. Il fallait engager une course d’obstacles et on ne savait pas très bien quel serait le suivant en poussant la porte du commissariat. Je raconte d’ailleurs dans le livre des déconvenues cruelles avec certaines magistrates qui ont parfois produit une violence institutionnelle là où on aurait pu penser trouver quelque chose de plus sorore. Il y a eu beaucoup de situations dans lesquelles les femmes n’ont pas été entendues et/ou mises en danger par une carence de l’institution à les écouter et à les protéger. Mais je m’englobe dans ce constat-là : moi aussi, j’ai fait des erreurs, j’ai pu renvoyer des choses qui pouvaient faire violence aux femmes que je recevais. Je ne dis pas ça pour battre ma coulpe mais pour rappeler que minimiser les violences qu’elles subissent ou les renvoyer à une part de culpabilité, c’est un biais profondément ancré en nous. L’institution judiciaire, ce sont des personnes comme vous et moi, pétries de leur histoire, de leurs préjugés, qui ont dû se mettre au travail pour changer leurs perceptions, et ça a été un passage obligé après #MeToo. 

Il y a en effet une évolution depuis #MeToo, et vous évoquez même dans votre livre certains moments de grâce dans les prétoires. Quel est celui qui vous a le plus marqué ?

Je pense à un moment bouleversant que je viens de traverser. Je défendais une femme victime d’un viol de rue à Nantes. Elle avait été agressée au petit matin alors qu’elle rentrait chez elle. Le procès se tenait à huis clos car l’un des deux accusés était mineur à l’époque des faits. L’accusé majeur contestait les faits et engageait la responsabilité de ma cliente qui se baladait seule à cinq heures du matin là où le mineur, lui, reconnaissait les faits, présentait des excuses et essayait de comprendre pourquoi il avait commis ces faits. Il était plein de regrets et ses parents assistaient à l’audience. Les deux accusés ont été sévèrement condamnés et, à la fin du procès, la mère de l’accusé – celui qui était mineur au moment des faits – a dit au revoir à son fils et je l’ai vue ensuite jeter des regards vers ma cliente. Je voyais qu’elle avait envie d’aller lui parler. Elles se sont rapprochées l’une de l’autre, elles ne parlaient pas la même langue mais elles sont tombées dans les bras l’une de l’autre, avec leurs souffrances respectives et leur humanité. Je sais que ma cliente s’est sentie reconnue et apaisée par ce pas vers elle de la mère de son agresseur. À ce moment-là, on se dit qu’on a touché juste.

En France, la notion de consentement est absente de la définition légale du viol, et vous expliquez dans votre livre que cette absence peut protéger la victime, en quoi précisément ?

Je suis favorable à ce que le mot apparaisse mais je ne suis pas favorable à ce que la notion de consentement soit constitutive du crime qu’est le viol. La définition du viol repose aujourd’hui sur des actes posés par l’auteur qui engagent sa responsabilité pénale comme la violence, la menace, la contrainte ou la surprise. En cela, la définition actuelle du viol me semble englober toutes les situations, à l’exception des zones dites grises qui nous amènent encore à nous interroger sur ce qui est du viol ou pas. Je trouve la définition légale actuelle du viol protectrice et assez exhaustive. En l’état, si on interroge l’accusé sur les actes qu’il a posés pour s’assurer du consentement de la victime, sa réponse est indifférente à la qualification pénale. Si l’on demande aujourd’hui aux accusés de Mazan “qu’avez-vous fait pour vous assurer du consentement de Mme Pelicot ?”, ça ne change rien pour qualifier le viol. En somme, ne pas se soucier du consentement de la victime ne change rien à la responsabilité pénale d’un accusé. Si demain il est inscrit qu’il faut se soucier du consentement de celui ou celle avec lequel/laquelle on engage une relation sexuelle, que fera–t-on pour les cas où le consentement aura été extorqué d’une femme droguée ou handicapée ? En revanche, je trouve qu’inscrire le mot “consentement” dans la loi est important car la loi a une fonction expressive, elle vient border et définir qui nous voulons être. Je pense qu’il faudrait rappeler que le consentement est nécessaire à l’acte sexuel, mais sans pour autant tirer de son absence la qualification du viol, mais toujours de la mobilisation de la violence, menace, contrainte ou surprise. 

Vous avez une position sur la prescription qui n’est pas forcément celle défendue par la majorité des féministes, pouvez-vous nous en dire davantage?

En effet, je ne suis pas pour l’imprescriptibilité des crimes sexuels. C’est évidemment une question particulièrement complexe et je comprends bien que l’amnésie traumatique doit entrer en ligne de compte mais je reste persuadée qu’à un moment, ce n’est plus le temps du procès. Que le risque d’erreur judiciaire prend le pas sur le besoin de justice. Le temps efface les preuves, les traces, la précision des faits, les souvenirs alors que nous avons besoin de sécurité juridique. Lorsqu’on discute de la culpabilité d’une personne, on a besoin d’éléments factuels. Je le dis car je l’ai constaté dans le prétoire, j’ai vu des procès où finalement, il n’y avait plus que du sable dans le dossier : les victimes ne savent plus dire quand, où, les souvenirs sont fugaces, incomplets et il est impossible de partir de ça sans prendre un risque judiciaire important.

Votre expérience dans les prétoires vous a montré que les auteurs de violences sexuelles sont des hommes ordinaires, vous écrivez que, contrairement à ce que beaucoup de gens croient, ils ne sont pas fous. Qu’ont-ils en commun ?  

Je n’ai qu’une expérience empirique des choses donc c’est difficile de répondre à cette question. Disons que sur le plan psychopathologique, ces hommes n’ont absolument rien en commun. Il y a des profils de personnalités divers, tout au plus peut-on repérer une impulsivité, une facilité à l’agir plutôt qu’au dire, des assises égotiques fragiles – mais l’inverse est vrai aussi -, une intolérance à la frustration mais rien de tout ça n’est déterminant dans le passage à l’acte. Ce qui l’est, c’est plutôt de l’ordre des croyances : le dénominateur commun, s’il devait y en avoir un, est davantage à chercher autour de la croyance profondément ancrée d’une inégalité naturelle entre les hommes et les femmes, une hiérarchie qui va de soi ou plus exactement la non-intégration de l’idée de l’égalité. Les hommes qui mobilisent la violence sont très conscients de leur statut d’homme par rapport à celui de la femme. C’est ce que Françoise Héritier appelle la valence différentielle des sexes, c’est elle qui vient fonder la possibilité d’agir. Quand on admet l’idée d’une inégalité, se fonde avec elle la légitimité à maintenir une hiérarchie qui passe par tout un tas de moyens qu’on peut mobiliser, dont la violence. Ces hommes ont des identités profondément construites autour du masculin et une grande capacité à confondre puissance et violence.

Vous écrivez que si “la justice peut prendre sa part dans la déconstruction de ce modèle inégalitaire et délétère”, elle “n’est pas la solution”. Vous êtes contre le fait de relever les sanctions, quelles pistes devraient être creusées selon vous?

Il faudrait d’abord poser un diagnostic franc et courageux sur ce que nous sommes, à savoir une société qui produit du viol en masse. Tous les jours, des femmes subissent des viols pour nulle autre raison que d’être des femmes. Pour commencer, il faut donc admettre l’idée que le viol est le crime de l’ordinaire et ne plus se voiler la face. Ensuite, il faudrait s’acculturer autrement : les productions culturelles pourraient donner à voir de nouveaux langages amoureux, de nouvelles manières de faire couple et ne plus nous montrer des modèles de domination et de possession si caractéristiques d’une société qui baigne dans la culture du viol. Enfin, quand on voit qu’en Belgique, il existe des programmes avec un véritable accompagnement global des mis en cause et des auteurs, avec une vraie politique sociale d’insertion, de lutte contre les addictions, on se rend compte qu’on ne se donne pas, en France, les moyens de lutter contre la récidive et d’aider à la réinsertion des hommes violents. La question est : de quels moyens nous dotons-nous pour résoudre le problème ?

Ces femmes qui soutiennent des agresseurs sexuels – comme c’est le cas dans le procès Pélicot en ce moment – ou des auteurs de féminicides comme vous le racontez dans votre livre, ça vous surprend ?

Ça ne me surprend pas, je connais ces femmes, j’en ai rencontré certaines. Je suis consternée mais pas surprise : le système patriarcal est maintenu par les acteurs sociaux, quels qu’ils soient, y compris les femmes qui peuvent valoriser et perpétuer les systèmes de domination. Elles sont loin d’être toutes progressistes sur le chemin vers l’égalité.

Qu’espérez vous pour demain ?

Je suis plutôt de nature optimiste, j’espère que les hommes vont rejoindre le mouvement, qu’ils vont comprendre qu’ils ont tout à gagner à cette émancipation, à cette égalité. Qu’ils se libèrent du joug des injonctions, des préjugés, qu’ils gagnent en espace de liberté en se dégageant des postures machistes. Pour certains d’entre eux, le procès Mazan est le déclencheur qui leur permettra de revoir leur logiciel.

Affaires de femmes, Une vie à plaider pour elles, Anne Bouillon, Éd. Iconoclaste.



Source link : https://www.lesinrocks.com/cheek/anne-bouillon-il-faut-admettre-lidee-que-le-viol-est-le-crime-de-lordinaire-et-ne-plus-se-voiler-la-face-631502-10-10-2024/

Author : Julia Tissier

Publish date : 2024-10-10 19:21:14

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Tags :Les Inrocks

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